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Mrs Perry ; pendant son séjour en pension, elle a été par ordre exprès de Hamlin, dispensée de tout enseignement de ce genre ; les esthètes qui l’entourent sont païens, quand ils n’utilisent pas au point de vue de l’art un certain mysticisme dantesque ; ils chantent indifféremment des hymnes à Vénus et des cantiques en l’honneur de la vierge Marie. Si elle lit l’Évangile et l’Imitation, c’est qu’elle y trouve des mots qui répondent à cette soif de vérité, à ce besoin de sacrifice, à cette nostalgie d’une vie d’effort et de dévoûment qui est en elle. Du reste, les utilitaires anglais, — Et elle leur appartient de par sa rébellion intérieure contre l’esthéticisme,. — n’appuient pas tous leur philanthropie sur la religion, à moins que le positivisme n’ait droit à ce nom, ayant ses prédicateurs et ses autels ; ils cherchent la raison scientifique du mal pour l’attaquer au moyen d’armes séculières : tel est Richard Brown, vers lequel de plus en plus elle se tourne avec une estime profonde, sans se laisser décourager par sa méfiance, par son esprit sarcastique, par sa dureté qui lui paraît inséparable de convictions fortes, ils causent ensemble d’économie politique ; Richard lui fait lire la sociologie de Spencer. Un jour, le terrible cousin, qui n’a jamais cessé d’aimer passionnément sa cousine avec toute l’énergie et la constance dont un pareil caractère est capable, la suppliera de l’aider dans sa tâche, de quitter un monde tout artificiel qu’elle abhorre, et elle est secrètement tentée de le suivre ; — mais non, ne craignons rien, l’auteur de Miss Brown n’a rien emprunté au Maître de forges : nous ne verrons pas la madone de l’esthéticisme descendre de son trône, genre Mantegna, pour tomber dans les bras de ce rude travailleur et lui donner beaucoup d’enfans. Son devoir lui commande de rester fidèle à Hamlin, au risque de souffrir ; c’est là le point psychologique du roman, et il est d’un poignant intérêt ; vraiment nous n’avons rien lu de plus noble, de plus fort, de plus purement anglais. Il faut obéir au devoir, il faut se donner à une tâche, si terrible, si répulsive que cette tâche puisse être.

Hamlin s’est dégradé aux yeux d’Anne : sans cesser d’adorer platoniquement sa maîtresse spirituelle, il boit le philtre que lui verse une de ses cousines, nouvellement arrivée de Russie, Sacha Elaguine, le type le plus complet et le plus hardiment peint de détraquée qui ait jamais porté dans le monde sous des dehors séduisans le genre de maladies que l’on soigne à la Salpêtrière. Cette créature dangereuse et irresponsable s’empare du faible et voluptueux Hamlin par la flatterie, par le mensonge, par la curiosité, et, quand elle le tient, elle l’abaisse de toutes les manières, réveillant même un goût héréditaire pour l’opium, qui ferait de lui bientôt une ruine au physique et au moral, si Anne Brown