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Anne Brown se sent isolée au milieu de ce cénacle d’ailleurs bienveillant; il lui semble y respirer un air malsain; cet art, qu’elle apprend à juger à mesure que son esprit se forme davantage, lui fait l’effet de quelque chose de faux, d’énervé, de morbide ; elle en veut aux compagnons de Hamlin de l’influence qu’ils semblent avoir prise sur lui; ils l’enveloppent d’adulations dont cet homme faible et vain, en dépit de ses nobles qualités, ne saurait se passer; ils font de lui le roi d’une coterie. Anne n’en conviendrait avec personne, à peine se l’avoue-t-elle à elle-même; mais la vérité lui est apparue, la pénétrant de tristesse et de pitié : son idole a des pieds d’argile; il faudra qu’elle lui fasse du bien à son tour; il faudra, puisque par sa générosité Hamlin l’a élevée jusqu’à lui, qu’elle l’aide à secouer cette pose de dépravation et de pessimisme. Tout en faisant pour cela de vaillantes tentatives qui restent fort inutiles, Anne Brown prend les esthètes en horreur de plus en plus; elle déteste leur sensualisme intellectuel, leur dédain pour tout ce qui n’est pas la pure beauté des formes, elle en vient presque à haïr la beauté elle-même, oui, jusque dans la poésie, dans la musique, dans le roman, dans la nature... Son imagination se reporte avec envie vers les rudes travaux de son enfance; la situation ambiguë qui lui est faite, sa vie de riante oisiveté, lui deviennent à charge ; elle voudrait être tout l’opposé de ces orgueilleux épicuriens séparés du commun des mortels par la philosophie de l’indifférence, elle aspire à se rendre utile n’importe comment. Pourquoi ne communiquerait-elle pas par exemple à d’autres pauvres filles le bienfait de l’éducation qu’elle a reçue? Il y a tant d’ignorance, tant de misère en ce monde! Mais comment faire comprendre de pareils sentimens à Hamlin? Il ne conçoit de la misère que sa grandeur sinistre pour s’en inspirer et la peindre dans des vers où triomphe finalement une sérénité implacable ; il explique le vice par une sorte de fascination aussi naturelle dans certaines âmes que celle qui attire en sens inverse des âmes différemment trempées ; toutes les forces esthétiques se valent; les fleurs vénéneuses ont leur beauté, supérieure parfois à la beauté des fleurs inoffensives; toutes choses sont également intéressantes, à la condition d’être poétiques ou pittoresques; de celles qui ne sont ni l’un ni l’autre il n’y a qu’à se détourner, impassible.

Anne renonce donc bientôt à lui parler des aspirations qui la dévorent et auxquelles, notons-le bien, l’idée religieuse est à peu près étrangère : son père, le démocrate, ne lui a donné là-dessus que des notions plus qu’élémentaires; les cérémonies du culte catholique, telles que les entend le peuple italien, n’ont fait qu’offenser sa raison comme autant de pratiques superstitieuses, et elle n’a pas été gagnée davantage au protestantisme tout de convention que pratiquait