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son cœur à elle déborde de tant d’autres choses depuis longtemps emprisonnées. Voilà l’exquise petite maison qui est la sienne, et à laquelle il semble que, depuis le temps de George Ier, on n’ait touché que pour y ajouter des copies de Mantegna et de Botticelli, des tapisseries anciennes, des meubles gothiques, tout cela d’imitation, mais d’un goût recherché. Voilà maintenant, dans cet intérieur si neuf, qui a l’air si vieux, la tante de Walter Hamlin, Mrs Macgregor, qui, pour sa part, se moque des esthètes, car elle appartient à une époque où l’on aimait les jeunes filles blanches et roses, les couleurs franches dans la toilette, un aimable embonpoint et la lecture des philosophes français ; elle est fort distraite, assez indifférente et même à la surface quelque peu misanthrope, mais elle traite la fiancée de son neveu en nièce dès le premier instant. Peut-être y a-t-il là quelque invraisemblance, et Vernon Lee ne nous fait-il pas assister suffisamment à la conquête de tante Claudia, cet esprit fort, par la créature toute de foi et de simplicité qui est devenue sa pupille. C’est que nous avons à voir beaucoup de choses plus piquantes, notamment la présentation d’Anne Brown dans la société esthétique à laquelle elle est annoncée et qui l’attend avec une fiévreuse curiosité. Tout ce monde est fort supérieur aux conventions vulgaires et ne s’informe nullement de son passé ; les invitations pleuvent chez elle. Bientôt miss Brown est pour Londres tout entier une beauté célèbre, quasi-professionnelle, la beauté esthète par excellence.

Avec amour Hamlin a dessiné sa toilette pour la première fête où elle paraît, une toilette exécutée par le plus habile costumier de théâtre, collante, traînante, drapée par la main d’un sculpteur, en soie de Crète d’un blanc jaune, mince comme de la mousseline et ridée comme du crêpe, quelque chose de solennel et d’hybride entre l’antique et le moyen âge. Anne fait sensation dans cet accoutrement, qu’elle compare en elle-même aune chemise de nuit ; mais son succès, bien loin de lui tourner la tête, l’ennuie plutôt ; il ne change rien à cette sorte de passivité tragique qui lui faisait supporter naguère si dignement les misères de la domesticité. Elle observe beaucoup ; il y a des esthètes qui lui plaisent, d’autres qu’elle trouve amusans ; d’autres, enfin, qui la choquent, et elle le dit franchement à Hamlin, étant la sincérité même. Les noms des personnages esthétiques que met en scène Vernon Lee au second plan de son récit seraient faciles à découvrir en cherchant un peu : on reconnaît à mesure Mme Argiropoulo, la femme du marchand de raisins secs, acheteur de tableaux, qui donne la chasse aux lions pour ainsi dire, attirant chez elle tout ce qui est à la mode ; et ce Cosmo Chough, qui, tout démocrate qu’il soit, aimerait à passer pour le fils naturel d’un