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quelque circonstance, apprennent le grec, suivent des cours de philologie comparée, de botanique, etc., et scandalisent les matrones allemandes, qui trouvent leur manière de flirter tout le contraire de sentimentale. Anne est, de la part de ses compagnes, l’objet d’une grande curiosité; mais elle ne se lie avec aucune, avant dans sa vie un but qui lui suffit. Toute son âme est tendue vers le désir de s’élever jusqu’à celui qu’elle place au-dessus du monde entier et qu’elle adore de loin comme elle ne pourra, hélas, continuer à le faire de près. C’est le beau temps de leurs amours : il lui envoie de petites ébauches d’un coloris d’émail ou de joyaux anciens qui doivent ressembler aux aquarelles de Gustave Moreau; il lui choisit des livres, il lui raconte tout ce qu’il fait et même, à travers de poétiques réticences, il lui laisse entrevoir les conflits de sa propre nature, qui oscille perpétuellement entre l’éther et la fange, aspire à l’inaccessible et se consume dans l’impossibilité de vouloir. Les lettres d’Anne ne sont pas ce qu’il y a de moins intéressant dans cette étrange correspondance : elle n’a pour sa part que de bien humbles souvenirs ; mais, sous l’influence de ses lectures et de la passion contenue dans laquelle de plus en plus elle s’absorbe, elle écrit des pages dont Hamlin lit parfois des fragmens à quelques amis sans en révéler l’auteur, en les proclamant dignes, par leurs audacieuses métaphores, de la période même d’Elisabeth. Là encore c’est le dilettante qui triomphe plutôt que l’amant ; il n’entend point les palpitations de ce jeune cœur qui est tout à lui ; il ne voit que la forme, et il répond par des vers qu’Anne Brown ne comprend pas toujours, mais dont elle sent l’élévation, la vague tendresse, la délicate mélancolie assez pour placer leur auteur parmi ses poètes favoris : Shelley, Keats et Goethe. Ils sont du même sang, lui semble-t-il.

Enfin son exil va cesser ; l’ancienne servante est une dame dans toute la force du terme quand elle prend le chemin de Londres, en compagnie d’une femme de chambre qui est venue la chercher et dont elle souffre les soins respectueux avec peine, se rappelant qu’il y a si peu de temps encore elle était au même rang que cette fille. Jamais Anne Brown ne s’enivrera des avantages matériels de sa situation ; elle est née vraiment noble ; rien ne l’étonne et rien ne change ce qu’il y a de meilleur en elle : un caractère bien trempé. Elle descend sur le quai de la Tamise du bateau qu’elle a pris à Anvers, Hamlin ne voulant pas que sa madone mystérieuse ait la moindre impression de l’Angleterre autrement que par lui et avec lui, ni que leur rencontre s’effectue au milieu des vulgarités d’une gare de chemin de fer; il lui fait des questions sur son voyage, sur ce qu’elle a vu de Rubens et de Memling, quand