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peu qu’on vit avec, sans y penser ! c’est ainsi que la rue, appartenant à tout le monde, devient presque impraticable; avant notre arrivée, chacun s’y installait à sa guise, y tuait son mouton, y faisait sa cuisine et s’y considérait comme en plein champ. On affichait bien des décrets du bey, un crieur public fendait la foule dans les bazars pour en donner lecture à tous : peine inutile; on dressait des contraventions : vaine menace. Qui ne savait pas qu’à Tunis ce qui était défendu finissait toujours par être toléré? l’un avait un parent ou un ami qui le protégeait, l’autre était riche et achèterait la complaisance d’un employé, un troisième, dénué de ressources, était sûr de l’impunité, puisqu’il n’avait pas de quoi nourrir son geôlier. Ce peuple a vécu trop longtemps sous le régime de la faveur et de l’exception pour pouvoir passer tout d’un coup, sans s’y heurter le front, sous le niveau de la discipline ; il est essentiellement dilettante, ses maîtres en ont profité pour l’exploiter et l’affaiblir; nous avons la besogne ingrate de lui imposer, dans son propre intérêt, des mœurs moins faciles. Y réussirons-nous jamais complètement? Ce serait certainement une faute que d’apporter dans cette tentative une ambition trop absolue. Les règlemens rigoureux ne sont facilement applicables que sous un climat froid, quand la nature est la première à soumettre l’homme à ses dures exigences, à lui apprendre à se contraindre et à prévoir; mais, dans le Midi, quelle prise a l’autorité sur des hommes qui ne peuvent souhaiter de plus magnifique toiture que le ciel au-dessus de leur tête, qui vivent pour ainsi dire de soleil, et n’ont d’autre besoin, s’ils sont tant bien que mal nourris, que de chanter, dormir, rêver? Autant pourrions-nous essayer de discipliner les oiseaux !

Concilier la tolérance, sans laquelle on ne saurait pas plus gouverner le peuple de Naples que celui de Tunis, avec la satisfaction que nous devons aux Européens, qui réclament le plus de civilisation possible, et avec notre amour-propre, tel est, croyons-nous, le problème dont nous devons poursuivre la solution. — On jugera des difficultés qui nous attendent dans cette voie, par celles que nous avons déjà surmontées. — Le jour où, par exemple, on a exigé l’alignement des fiacres à Tunis, les cochers, tous Maltais, c’est-à-dire à moitié Arabes, se sont mis en grève; il a fallu appeler un capucin, leur directeur spirituel, pour qu’il les raisonne; mêmes protestations des conducteurs de tramways. Quand les habitans de Tunis, indigènes et Européens, — Ces derniers n’étant pas fâchés de profiter de la résistance des Arabes, — ont vu la nouvelle administration des eaux placer dans chaque maison un compteur, ils ont crié comme si on était venu mettre le feu chez eux ; crié n’est pas assez dire, ils se sont levés comme un seul homme pour protester et menacer le gouvernement ; ils ont envoyé des délégués à Paris,