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n’y a pas dans Otello une page de trop, une mesure inutile. L’action marche d’une seule haleine, sans que cesse une minute le charme ou l’émotion.

L’orchestre enfin occupe la place qu’il doit occuper au théâtre : il n’est plus l’esclave des personnages, mais il n’en est pas le tyran ; il est leur allié, leur ami, qui chante avec eux et non pour eux. Jamais la fusion n’a été plus parfaite entre les deux élémens, entre les deux âmes jumelles du drame lyrique.

Le très remarquable livret d Otello est dû à M. Arrigo Boito, poète, musicien, merveilleux dilettante, au sens le plus pur du mot. Oui, M. Boito est de ceux qui aiment. Il sait avec l’apôtre que l’esprit, que la science, que tout n’est rien sans l’amour, et il a l’amour : l’amour de Shakspeare comme de Verdi, l’amour religieux et dévoué, qui s’immole à ce qu’il aime. M. Boito pouvait composer pour lui-même le livret d’Otello, et sa musique peut-être eût été digne de sa poésie. Il ne l’a pas voulu; il a préféré consacrer un de ses talens au génie et ne traduire Shakspeare que pour inspirer Verdi : « Si je n’avais écrit mon Otello, dit-il, Verdi n’eût pas écrit le sien. » Un pareil mot vaut bien qu’on le cite. Un tel livret est plus que le prétexte, il est la cause, et la cause efficace d’une telle partition.

La musique d’Otello serre en effet de si près l’action, qu’on ne peut suivre l’une sans l’autre. Gardons-nous de les séparer. L’opéra de Verdi ne commence pas ; il éclate par une si formidable secousse, que le début même de la Valkyrie pâlirait auprès de ce début. M. Boito a cru devoir supprimer le premier acte de Shakspeare, l’acte vénitien. Tout de suite nous sommes à Chypre, et nous assistons du rivage à la lutte avec la tempête, du navire qui porte Otello. Les chœurs divisés s’interpellent, ils suivent les péripéties de l’ouragan déchaîné dans l’orchestre. Les contrebasses s’emportent en galops furieux, les cuivres jettent des appels stridens et les violons des gammes aiguës comme l’éclair. Tout à coup, d’un élan unanime, la foule entonne une prière qui dure quelques mesures seulement, mais quelles mesures ! Clameur plus effrayée ne saurait monter vers un ciel plus terrible. Cependant, le vaisseau finit par aborder, et Otello bondissant sur la plage, salue le peuple d’un cri de triomphe. À cette première phrase, annonce d’une double victoire sur les ennemis et sur les flots, on devine le héros. Jamais ténor ne lança plus superbe apostrophe. Après un chœur plein d’allégresse, après qu’en trois mesures sereines la tempête s’est calmée, Iago prend la parole. L’ironie, l’insidieuse caresse de sa voix révèlent le traître. Ces récits ne sont qu’un parlando dégagé, mais tout autre que le vieux parlando italien, si indifférent jadis aux mots sur lesquels courait son insipide bavardage. Ici chaque parole amène la note nécessaire, l’inflexion correspondante aux moindres subtilités de l’idée. La rancune d’Iago, son dédain pour le fragile trésor de la vertu