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doit-il pas maintenir, dans la question des signes, un troisième point de vue plus intérieur encore, proprement psychologique et sociologique? Ne doit-il pas expliquer par les lois mêmes de la conscience, soit individuelle, soit collective, ces faits d’expression qui sont précisément la continuation du mental dans le physique et du physique dans le mental? Toute expression des sentimens a, par définition même, un côté psychologique et, qui plus est, social : il n’y a, en effet, expression véritable que s’il y a interprétation possible des mouvemens par d’autres êtres formant avec le premier une société. L’expression de la peur, traduction du mental en mécanique chez un être vivant, aboutit à la retraduction du mécanique en mental par un autre être vivant qui la ressent à son tour : il existe donc ici comme un circuit social. Le langage de la passion est éminemment communicatif et, comme dit M. Mantegazza, « apostolique. » Un geste de l’olympien Goethe suffit un jour à calmer, dans un théâtre, le tumulte de la foule. Allons plus loin. Chaque organisme vivant est lui-même une société d’organismes plus élémentaires. Il y a donc lieu de se demander si le fait de communication sociale ne commence pas dans l’organisme même avant de s’étendre à des organismes analogues ; s’il n’y a pas déjà une solidarité à la fois mécanique et mentale entre les parties associées d’un même organisme, — Cerveau, cœur, muscles du visage. — avant que la passion ait rayonné d’un organisme à l’autre. Toutes les parties d’un violon ne doivent-elles pas d’abord vibrer ensemble sous l’archet avant de communiquer des vibrations similaires aux autres violens immobiles, mais accordés sur le même ton?

Selon nous, c’est en effet cette loi psychologique et « sociologique » de solidarité ou de sympathie qui régit et explique tous les faits d’expression. Il ne nous semble pas qu’elle ait été assez mise en lumière, et nous nous proposons d’y insister. Mais examinons auparavant jusqu’où s’étendent les explications ordinaires, empruntées aux deux domaines de la biologie et de la physiologie.


I.

Le principe biologique qui, selon Darwin, explique l’expression des émotions, c’est l’hérédité des habitudes. D’abord utiles pour l’entretien ou la défense de la vie, certains mouvemens se sont conservés alors même qu’ils n’avaient plus d’utilité immédiate. Laura Bridgman, quoique aveugle, sourde et muette, presque privée du goût et de l’odorat, fait des gestes instinctifs, penche la tête pour affirmer, la secoue latéralement pour nier; elle hausse les épaules, etc. La plupart de nos gestes sont ainsi des