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depuis trente-cinq ans des victoires des autres et de ses propres défaites ; elle en profitera bien encore : c’est un rôle comme un autre.

Celui de l’Angleterre est tout tracé : les grands politiques de la presse lui donnent la Crète et l’Egypte ; la France passera à l’état de non-valeur. Je n’ai pas la prétention de traiter ici, et en quelques lignes, un problème où l’humanité tout entière se trouve impliquée. Je dirai seulement qu’en s’emparant de la Crète, l’Angleterre aurait pour ennemis toute la race hellénique et les amis naturels de cette race ; l’Angleterre n’a pas d’armée et nos boulets peuvent franchir le Pas-de-Calais. L’Autriche à Salonique renouvellera sur des Grecs et des Slaves ses violences de Vénétie et de Lombardie, que les gens de mon âge n’ont point oubliées après les avoir vues. J’en dirais autant de l’Allemagne si elle venait à Trieste, dont la population est austro-italienne. Ce n’est pas une savante combinaison, faite d’avance par des empereurs ou des ministres, qui résout un problème posé comme le problème oriental. Ces grands personnages faiblissent et meurent : eux morts, l’admiration et la crainte se dissipent. Il y a aussi par le monde des hommes et des peuples qui, en face des ambitions éhontées et du partage des troupeaux humains, lèvent la bannière de la justice, du droit éternel ; Créon a prévalu sur Antigone, mais les dieux l’en ont puni. Il y a donc ici un problème plus haut que celui de Philippopolis, de Salonique ou de Trieste ; il pourrait se faire qu’en se résolvant, il lit voler en éclats plus d’un trône en Europe.

Il y en a un autre dont je poserai en finissant les données les plus évidentes. Constantinople est surtout grecque ; mais c’est la ville centrale du mahométisme ; ce n’en est pas la ville sainte, c’est le chef-lieu de son empire, et le sultan qui y règne est le souverain de l’islam, le successeur du prophète et le vicaire de Dieu. Ce pape-empereur commande à 45 millions de sujets ; son autorité médiate s’étend sur toute l’Asie, jusqu’aux frontières de la Chine, et sur presque toute l’Afrique. Partout les Européens, dispersés en petits groupes, sont en contact avec des musulmans nombreux et fanatiques. Le jour où le tsar entrera dans Constantinople avec l’aigle et la croix, l’étendard vert et le croissant seront sans doute levés. N’est-il pas probable que le monde musulman tout entier se soulèvera et que toutes les nations chrétiennes seront forcées de se coaliser pour résister à l’effroyable tempête ? La question alors se posera autrement que dans le cabinet de Varzin : « Qui sera généralissime des Grecs contre les Perses ? » l’Europe aux abois ne répondra-t-elle pas : « Philippe ! » Mais alors ne sera-t-elle pas à fois républicaine et cosaque ?


EMILE BURNOUF.