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et de gendarmes, de discipline sociale, de mœurs pacifiques et de civilisation héréditaire ont amorti en nous la force et la fougue des passions natives ; elles étaient intactes en Italie au temps de la renaissance ; il y avait alors chez l’homme des émotions plus vives et plus profondes qu’aujourd’hui, des désirs plus véhémens et plus effrénés, des volontés plus impétueuses et plus tenaces que les nôtres : quel que fût dans l’individu le ressort moteur, orgueil, ambition, jalousie, haine, amour, convoitise, ou sensualité, ce ressort interne se tendait avec une énergie et se débandait avec une violence qui ont disparu. Elles reparaissent dans ce grand survivant du XVe siècle ; le jeu de la machine nerveuse est pareil chez lui et chez ses ancêtres italiens ; il n’y eut jamais, même chez les Malatesta et les Borgia, de cerveau plus sensitif et plus impulsif, capable de telles charges et décharges électriques, en qui l’orage intérieur fût plus continu et plus grondant, plus soudain en éclairs et plus irrésistible en chocs. Chez lui, aucune idée ne demeure spéculative et pure ; aucune n’est une simple copie du réel, ou un simple tableau du possible ; chacune est une secousse interne qui, spontanément et tout de suite, tend à se transformer en acte ; chacune s’élance et se précipite vers son terme, et y aboutirait sans intervalle, si elle n’était contenue et réprimée de force[1]. — Parfois l’éruption est si prompte que la répression n’arrive point à temps. Un jour, en Égypte[2], ayant à dîner plusieurs dames françaises, il a fait asseoir à ses côtés une jolie personne dont il vient de renvoyer le mari en France ; subitement, il renverse sur elle une carafe d’eau, comme par mégarde, et, sous prétexte de réparer le désordre de la toilette mouillée, il l’entraîne avec lui dans son propre appartement, il y reste avec elle longtemps, trop longtemps, tandis que les convives, assis à table autour du dîner suspendu, attendent et se regardent. Un autre jour, à Paris, vers l’époque du concordat[3], il dit au sénateur

  1. De Pradt, Histoire de l’ambassade dans le grand-duché de Varsovie, p. 96. L’empereur désire en concevant ; sa pensée devient une passion en naissant. »
  2. Bourrienne, II, 298. — De Ségur, I, 426.
  3. Bodin. Recherches sur l’Anjou, II, 525. — Souvenirs d’un nonagénaire, par Besnard. — Sainte-Beuve, Causeries du lundi, article sur Volney. — Miot de Melito, I, 297. Il voulait adopter le fils de Louis et le faire roi d’Italie ; Louis refusa, alléguant que cette faveur si marquée donnerait une nouvelle vie aux bruits répandus dans le temps au sujet de cet enfant. » Là-dessus, Napoléon, exaspéré, « saisit le prince Louis par le milieu du corps et le jeta avec la plus grande violence hors de son appartement. — Mémorial, 10 octobre 1810. Napoléon raconté qu’à la dernière conférence de Campo-Formio, pour en finir avec les résistances du plénipotentiaire autrichien, il s’est levé brusquement, il a saisi sur un guéridon un cabaret de porcelaine, il l’a brisé sur le parquet en disant : « c’est ainsi qu’avant un mois j’aurai brisé votre monarchie. » (Ce fait est contesté par Bourrienne.)