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l’esprit du comte Molé. Comment faire contrepoids à la puissance excessive dont on venait de gratifier Abd-el-Kader ? Il n’y avait qu’un moyen : c’était de lui opposer l’influence du bey de Constantine, non plus de Jusuf qu’on jetait par-dessus bord, mais d’Ahmed lui-même, d’Ahmed converti, d’Ahmed repentant, soumis, résigné au protectorat de la France. Pour se conformer aux instructions du ministre, le général de Damrémont, qui d’ailleurs ne s’abusait pas sur la valeur de la démarche qu’on lui prescrivait de faire, avait envoyé, dès le mois de mai, à Tunis, un de ses aides-de-camp, le capitaine Foltz. De là, par l’intermédiaire d’un marchand marocain, le capitaine se mit en relations avec Ahmed, qui, se prêtant insidieusement à ses ouvertures, fit partir pour conférer avec lui le juif Abraham-ben-Bajou. D’autre part, le juif algérien Busnach, que les lauriers ou plutôt les gros profits des Ben-Durand empêchaient de dormir, s’était fait fort auprès du gouverneur-général de lui procurer, moyennant une commission proportionnée à l’importance du marché, la soumission d’Ahmed. Arrivé à Constantine, Busnach apprit d’Ahmed lui-même qu’il avait un concurrent dans la personne de Ben-Bajou. En ce moment, les prétentions du bey de Constantine étaient d’autant plus excessives et hautaines qu’il comptait sur le succès d’une intrigue ourdie à Constantinople contre son ennemi, le bey de Tunis, dont le sultan Mahmoud avait décidé la perte. Déjà l’année précédente, une escadre turque s’était vue arrêtée devant La Goulette par l’escadre française de l’amiral Hugon ; en cette année 1837, la même déconvenue attendait le capitan pacha, que l’amiral Lalande engagea sérieusement à rentrer dans les Dardanelles. La flotte ottomane n’arrivant pas, l’intrigue fut déjouée ; le premier ministre du bey de Tunis, qui trahissait son maître, eut la tête coupée par le chaouch, et le bey Ahmed se montra moins superbe. Les conditions qui lui étaient faites peuvent se résumer ainsi : la France se réservait autour de Bône et de La Calle une certaine étendue de territoire ; au-delà, sauf son droit de suzeraineté, que le bey reconnaîtrait publiquement par le paiement d’un tribut annuel et l’érection du pavillon français au-dessus du sien dans Constantine, Ahmed conserverait l’administration du reste de la province. L’affaire en était là, quand le général de Damrémont partit d’Alger pour Bône, le 23 juillet ; le capitaine Foltz, Ben-Bajou et Busnach ne tardèrent pas à l’y rejoindre. « Vous ne perdrez pas de vue, lui écrivait, vers la même époque, le ministre de la guerre, que la pacification est l’objet principal que le gouvernement se propose, et que la guerre n’est considérée ici que comme un moyen de l’obtenir aux conditions les plus avantageuses, moyen auquel il ne faudra avoir recours qu’à la dernière extrémité. »

En attendant, l’état de guerre n’avait pas cessé d’être l’état normal