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en l’air, sabre au vent ; à cette apparition muette, tous les cœurs ont battu : on avait reconnu ce cavalier. Combien le général de Canalheilles est plus facile à reconnaître ! Tout le monde l’a vu quelque part, à moins que ce ne soit partout ; et l’on a plaisir à le saluer. Et son aide-de-camp, sa femme, sa nièce, ne sont des étrangers pour personne. Réunis, par la seule définition de chacun d’eux, ils déterminent le drame. Sarah et Blanche, c’est l’âme rousse et l’âme blonde, face à face et en lutte ; l’âme rousse, qui n’est qu’une âme brune[1], dorée au feu des sorcières bohèmes ; et l’âme blonde qui, même incarnée dans une actrice brune, reste blonde pour les yeux de l’esprit. L’auteur le déclare lui-même : c’est « le Vésuve et la Yungfrau ; » c’est « le mauvais ange et le bon ; » ils vont se disputer une proie. Cette proie, c’est le cœur d’un jeune homme ; ce jeune homme ne va pas sans un vieillard, à qui le mauvais ange appartient ; paire douloureuse d’amis : l’un souffrira d’être ingrat, et l’autre de connaître cette ingratitude ; la conscience de l’un et de l’autre sera un lieu de combat. Quoi de plus simple, et de plus intéressant, au moins pour des yeux naïfs, qu’un pareil quadrille ? Une telle pièce me paraît le drame romanesque par excellence : je ne serais pas surpris ni fâché qu’elle demeurât l’unique spectacle populaire.

Jusque dans le détail, les données de l’ouvrage sont des données éprouvées ; et leurs premiers développemens sont ceux que l’expérience commande : l’auteur a donc choisi, pour toucher la plupart, ce qu’il y a de meilleur ; et les habiles ne doivent que sourire en le voyant justifier leurs prévisions. Pour que le conflit de sentimens fût plus atroce dans les âmes du vieillard et du jeune homme, il était bon qu’ils fussent liés par un échange de services et par une sorte de compagnonnage ou de parenté militaire. Ainsi le général de Campvallon[2] s’était fait sauver la vie, en Afrique, par le père de Louis de Camors ; et Louis de Camors, en retour, avait pris le général pour protecteur. Ainsi, un peu plus tard, Philippe de Boisvilliers[3] avait soustrait aux balles des Prussiens le marquis de Talyas ; et le marquis, pour récompense, lui avait obtenu le ruban rouge. De même, le général de Canalheilles a été sauvé par le père de Séverac, et en Afrique, justement ; et Séverac doit au général non-seulement ses aiguillettes, mais le quatrième galon de son képi. Séverac, à ce compte, est presque un fils pour Canalheilles : si celui-ci épouse une Phèdre, il sera facilement Thésée, celui-là sera Hippolyte ; et l’on sait que, dans ce temps-ci, les Hippolytes font moins de résistance que sous le règne de Diane ou bien au siècle de Port-Royal. Il est de tradition, d’ailleurs, que de telles amours s’annoncent d’abord par une antipathie réciproque : la comtesse Sarah et

  1. Voir notre revue dramatique du 1er  février 1882 : Serge Panine.
  2. Monsieur de Camors.
  3. Les Amours de Philippe.