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plus tempéré, Marthe : l’un avec M. Denayrouse, l’autre tout seul. Il a obtenu les succès permis à son âge. Sa troisième pièce étant refusée par les directeurs, il en a fait un roman, et ce livre a été honnêtement couronné par l’Académie française ; il s’est vendu à vingt éditions : et le voilà remis en drame. C’est un ouvrage bien construit, et dont le ressort principal est un caractère. M. Ohnet sort d’apprentissage :


Sa bienvenue au jour lui rit dans tous les yeux...


Deux ans se passent, et d’un second roman, M. Ohoet tire cette comédie pathétique : le Maître de forges. C’est le duel de deux âmes, suscitées l’une contre l’autre par un malentendu, et qui se réconcilient à la fin : cette matière est assez noble. Une scène capitale, au deuxième acte, est conduite avec sûreté, avec force. Derechef le nom de l’auteur est applaudi. On fait encore bonne mine à sa victoire ; on laisse passer cette jeune fortune; mais où va-t-elle? Elle va, elle va, rien ne peut plus l’arrêter. Est-ce la cinq-centième représentation ou la millième, dont le chiffre flamboie au fronton du Gymnase ? Et la province et l’étranger imitent l’engouement de Paris ! Chaste et affriolant, s’il est considéré par un certain biais, le sujet de cette pièce, en tous pays, satisfait la vertu et amuse l’imagination. Toute l’Europe, tout l’univers a les yeux fixés sur cette porte, derrière laquelle pourrait se consommer un mariage. Cependant, ce n’est pas vingt éditions du roman, mais deux cent cinquante, qui se répandent par le monde, sans faire tort à des traductions innombrables. Et Serge Panine, profitant de cette faveur, va jusqu’à cent cinquante. Et l’on pressent que ces œuvres prochaines, la Comtesse Sarah, Lise Fleuron la Grande Marnière, les Dames de Croix-Mort, ne sauront pas mieux se restreindre ; l’avenir est gros, l’horizon est noir de romans de M. Ohnet... Ah ! le pauvre homme !

Oui, je le plains ; car enfin ces ouvrages sont ce qu’ils sont, — Ce qu’ils seraient s’ils n’étaient que médiocrement achalandés, ou même pas du tout : en bonne justice, il n’est responsable que d’eux et non de leur succès. Mais ce bruit a forcé l’attention de quelques délicats. Ils sont peu touchés, ces gens-ci, de certains mérites, qui se trouvent ceux de M. Ohnet, et qui sont aussi, pour un dramaturge, les mérites nécessaires : si quelque chose leur plaît, dans une comédie ou dans un drame, tenez pour certain que c’est le superflu. « c’est un métier que de faire un livre, » — Et surtout une pièce, — « comme de faire une pendule: » ils en conviennent avec La Bruyère; mais ce métier, ils l’estiment peu; ils ne regardent pas si la machine est bien ajustée, si la pendule marche, mais si les rouages en sont fins et le décor joli. L’ordre et le mouvement du récit ou de l’action, à leur gré, sont des qualités indifférentes : ils n’aiment que les caractères et le