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des institutions. Son dernier acte et non le moins nécessaire est de donner aux hommes les moyens de se passer de lui. M. le prince de Bismarck ne se hâte pas vers cette fin : plus il a étendu la patrie allemande, plus il a pris de pouvoirs. Il a écarté d’une main chaque année plus impérieuse l’influence des états confédérés, de la famille impériale, des ministres, des parlemens, et tout annulé devant la couronne au nom de laquelle il gouverne. Politique extérieure, affaires religieuses, commerce, impôts, colonies, lois, sa volonté règle, ordonne ou empêche tout. Il ne peut y avoir pour l’Allemagne plus grande révolution que la mort, la disgrâce, la maladie d’un tel homme : en lui disparaîtrait un gouvernement.

Pour que tomes les autorités, réduites à l’inaction par le chancelier, acceptent leur déchéance, il faut que la supériorité de l’homme et l’éclat de ses services le fassent de l’avis universel le plus digne de commander. Plus il est impérieux, plus il doit être infaillible. Il l’a été jusqu’à ce jour aux yeux de la patrie allemande; chaque fois que sa volonté lutte contre les pouvoirs les plus élevés ou les aspirations les plus populaires, le souvenir de ce qu’il a fait l’accompagne, combat pour lui, et l’Allemagne estime que son sort n’est pas sans consolation, de dominer le monde en obéissant à un homme.

Mais cette situation extraordinaire est due à la grandeur continue, ascendante de ses œuvres. Il en a accompli d’assez mémorables pour n’avoir pas besoin d’en accomplir d’autres. Mais s’il en tente de nouvelles, il les faut dignes de son passé. Telle est, pour cet homme, la difficulté terrible d’agir. Cette difficulté épouvante si l’on suppose qu’il entreprenne une guerre. Quelle lutte semblera courte si l’on songe à la campagne d’Autriche? Quelles victoires ne sembleront médiocres si ou les compare aux prodigieux triomphes de Sedan, de Metz, de Paris? Toutes les servilités de la fortune envers ce grand politique se changent ici en rigueurs : elle l’a comblé à ce point qu’il ne saurait désormais étonner les imaginations. Or, une guerre avec la France, fût-elle favorable à l’Allemagne, serait, selon toute apparence, un long effort où les succès seraient chèrement achetés et les résultats médiocres. De quelle hauteur tomberait alors le chancelier même victorieux ! Pour le prestige, il n’est pas de petits insuccès : tout ce qui ne le consacre pas le détruit. Qu’après la lutte, l’Allemagne, affaiblie d’hommes, accablée d’impôts, n’ait pour étendre sur ses blessures que le baume d’une gloire contestée, elle se prendra à douter de son chef, la vieille obéissance sera morte. Les états, aujourd’hui si dociles, trouveront contre l’hégémonie prussienne une fermeté inconnue; en Prusse même, l’opinion s’élèvera contre la dictature du chancelier. On prouvera qu’il est inutile de créer des pouvoirs exceptionnels pour aboutir à des succès ordinaires, et d’imposer à toute une nation la servitude