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d’un seul coup, elle est près de nous atteindre, mais il n’est pas impossible qu’elle s’arrête au moins devant quelques-uns de nous. Nous donner la mort, ce serait absoudre les forcenés qui nous y envoient. Pensons à ceux qui nous ont précédés, ne laissons pas un moins bon exemple à ceux qui nous suivront. » Sans doute, en rappelant ceux qui avaient déjà gravi les degrés de l’échafaud, Lavoisier pensait à ses amis des jours heureux, Bailly, son collègue à l’Académie, son collaborateur à la commune de 89, Bochard de Saron, le magistrat-académicien, Malesherbes, exécuté quinze jours auparavant.

Il avait à peine terminé que des gendarmes à cheval pénétraient dans la cour de l’Hôtel des fermes, suivis une demi-heure après de quatre grands chariots couverts. Les officiers municipaux chargés de diriger l’opération du transfert buvaient et riaient dans la chambre du concierge, tandis que celui-ci appelait lentement les prisonniers suivant l’ordre du registre d’écrou ; aussitôt que quatre prisonniers avaient répondu, les gendarmes les entraînaient dans les chariots qu’on refermait sur eux. Les guichetiers, qui avaient appris depuis cinq mois à les aimer, ne craignaient pas de montrer leur douleur et fondaient en larmes. L’appel et l’enlèvement durèrent plus d’une heure; il faisait nuit quand on se mit en marche; une double haie de gendarmes à cheval formait l’escorte, des hommes à pied portant des flambeaux éclairaient le cortège ; les prisonniers, entassés dans les chariots, souffraient horriblement; la route fut longue, on n’atteignit la Conciergerie qu’à onze heures[1].

Arrivés à la Conciergerie, les fermiers-généraux, après la longue formalité de l’écrou, furent placés, les uns dans ces cachots dont Beugnot nous a fait connaître l’horreur, les autres dans la chambre qu’avait occupée Marie-Antoinette ; la nuit fut affreuse. Quelques-uns seulement avaient pu obtenir des lits de sangle sans matelas ni couvertures, la plupart avaient dû s’asseoir sur des bancs ou même sur le sol: tous étaient transis de froid quand, à sept heures, au matin du 17 floréal (mardi 6 mai), on ouvrit les portes des cachots. Ils purent alors se réunir dans la chambre de la reine ; à une heure et demie, on y dressa deux tables où s’assirent les trente-deux prisonniers. Grâce à la protection de Dobsen, juge au tribunal révolutionnaire

  1. Mollien, emprisonné avec les fermiers-généraux, était le trente-troisième sur le registre d’écrou ; il s’attendait à être emmené avec ses compagnons de captivité : mais quand l’appel des financiers fut terminé, le concierge le repoussa dans l’intérieur de la prison en lui disant à voix basse : « Vous n’avez rien à faire ici. » Ce brave homme, dont Mollien a eu le tort de ne pas citer le nom, s’appelait Nécard. Il eut le soin de ne pas parler de Mollien au comité de sûreté générale : « Il fallait bien, disait-il, se consoler par quelque bonne action de tant d’autres.