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Dupin, consulté sans retard par le concierge de l’Hôtel des fermes, donna l’ordre de ne plus y laisser entrer aucune personne étrangère, en ajoutant que le décret ne pouvait être exécuté avant trois ou quatre jours. Il ne fut, en effet, transmis au tribunal que le lendemain, et enregistré seulement le 18 floréal (7 mai), mais le supplice des fermiers-généraux était trop ardemment désiré pour que l’on respectât les délais légaux ; le jour même, Fouquier-Tinville signait l’acte d’accusation et ordonnait le transfert immédiat des détenus à la Conciergerie.

La rapidité de cette mesure fut un des chefs d’accusation invoqués contre lui un an plus tard. Comment avait-il pu connaître le 16 un décret qui fut enregistré seulement le 18 ? En vain il objecta que, dans la nuit du 16 au 17, il s’était rendu au comité de salut public à deux heures du matin ; ce n’en est pas moins le 17 qu’il aurait connu le décret dont il reproduisait les termes mêmes dans son réquisitoire rédigé le 16 : « Vous voulez me faire mon procès, répond-il alors, parce que j’ai fait celui des sangsues du peuple et des contre-révolutionnaires. » C’est que le réquisitoire de Fouquier était déjà prêt, avant que la Convention eût rendu son décret du 16 ; les faits le prouvent. Le rapport de Dupin fut lu à trois heures et demie, et le jour même, à sept heures, on procédait au transfert des prisonniers. Est-il possible qu’en l’espace de trois heures Fouquier ait eu connaissance du décret de la Convention, ait rédigé son long acte d’accusation, transmis les ordres de transfert et obtenu leur exécution immédiate? Quelle invraisemblance ! Et puisque cet acte d’accusation est la reproduction du rapport de Dupin, il faut donc que celui-ci l’ait communiqué à Fouquier avant de le lire à la Convention. Ainsi c’est bien Dupin qui poursuivait avec acharnement la mort des fermiers-généraux et conduisait la plume de l’accusateur public.

A l’Hôtel des fermes, il n’y avait plus d’espoir pour les prisonniers. Mollien, qui s’attendait à partager leur sort, projetait avec Tavernier de Boulogne de se soustraire par la mort volontaire aux angoisses d’un supplice ignominieux, aux injures d’un peuple abusé ; ils s’étaient procurés de l’opium et proposèrent à Lavoisier, leur ami le plus cher, de partager leur sort. Il les dissuada du suicide et sauva ainsi les jours de Mollien : « Pourquoi aller au-devant de la mort ? leur dit-il. Serait-ce parce qu’il est honteux de la recevoir par l’ordre d’un autre, et surtout par un ordre injuste? Ici l’excès même de l’injustice efface la honte. Nous pouvons tous regarder avec confiance et notre vie privée et le jugement qu’on en portera peut-être avant quelques mois ; nos juges ne sont ni dans le tribunal qui nous appelle, ni dans la populace qui nous insultera; une peste ravage la France, elle frappe du moins ses victimes