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V.

C’est le lundi 5 mai 1794 (16 floréal an II) que Dupin présenta à la Convention un long réquisitoire dont les élémens étaient empruntés au rapport des commissaires reviseurs. Après avoir insisté sur les indemnités abusives, les intérêts exigés des fonds d’avance, les exactions sur le tabac, la restitution des 22 millions, il reprocha encore aux prévenus un arrêté du conseil de 1774, imposé par le contrôleur-général Terray postérieurement à la signature du bail, et que les fermiers-généraux avaient dû subir en protestant. A peine s’il mentionne quelques-unes des réponses des prévenus aux inculpations des reviseurs. Quoiqu’il ait la précaution d’indiquer qu’un certain nombre se sont opposés aux concussions sur le tabac et que le tribunal saura distinguer entre eux, il paraît les regarder tous comme coupables : négligeant de rappeler que les lenteurs de la liquidation étaient dues aux décrets qui avaient mis les papiers sous scellés, emprisonné les financiers et suspendu pendant cinq mois leur reddition de comptes. Il ajoutait : « Si les ci-devant fermiers-généraux n’avaient pas attendu avec impatience le retour de l’ancien régime, auraient-ils différé pendant deux ans à obéir à vos décrets en s’opposant sérieusement à la reddition de leurs comptes? » Parlant au nom du comité des finances et du comité de l’examen des comptes, invoquant le long travail des reviseurs, maniant les chiffres avec habileté, Dupin devait tromper la Convention et entraîner son vote. Il fut décrété, sans discussion, que les fermiers-généraux seraient traduits devant le tribunal révolutionnaire, et cependant Dupin n’avait reproché aux détenus aucun acte d’incivisme ; de quel droit demandait-il leur renvoi devant un tribunal créé expressément pour punir les crimes de contre-révolution ? A quel titre celui-ci pouvait-il connaître de délits de concussion, commis, s’ils avaient été prouvés, plus de vingt ans auparavant, sous un autre régime, avec d’autres lois ?

Il était plus de quatre heures quand fut rendu le décret provoqué par Dupin. Une personne présente à la séance se rendit immédiatement à l’Hôtel des fermes ; le premier détenu qu’elle rencontra fut Lavoisier. Il eut la cruelle mission d’en informer ses collègues ; ils l’avaient prévu, ils s’y attendaient chaque jour; aussitôt ils se hâtèrent de brûler leurs papiers intimes : quelques-uns, comme Parceval de Frileuse, passèrent les dernières heures de leur séjour aux fermes à adresser l’adieu suprême à ceux qui leur étaient chers ; tous voyaient venir la mort avec une courageuse résignation, soutenus par leurs sentimens religieux ou par la conscience de leur droit et de leur innocence.