Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 79.djvu/914

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Dans quelques cas, en effet, un vice de fabrication du tabac avait donné raison aux plaintes des ennemis de la ferme, et, en 1774, Baume et Cadet, délégués à cet effet par le ministre, avaient constaté le mauvais état de celui que fournissait l’entrepôt de Morlaix. Lavoisier lui-même avait attiré sur ce point l’attention de ses collègues ; il écrivait en 1778 : « Je crains qu’on ne porte la mouillade au-delà de ce qui conviendroit;.. il faut être extrêmement sobre sur la mouillade, et il vaut mieux faire de légers bénéfices que de courir le risque de mécontenter le public. » Les doléances des débitans, les représentations des parlemens avaient trouvé de nombreux échos dans l’opinion ; aussi les commissaires reviseurs ne pouvaient-ils manquer de reprendre cette question pour en accabler les fermiers-généraux, auxquels ils réclamaient de ce chef la somme de 30 millions de livres; en évaluant à 14 livres la quantité d’eau introduite par quintal, et ne tenant pas compte de l’évaporation, ils prétendaient que cette eau était vendue au prix du tabac. Lavoisier répondit victorieusement; il apporta à l’appui de ses dires les tableaux de fabrication, et montra que la plus grande partie de l’eau ajoutée pour le travail était évaporée lors de la mise en vente ; qu’il en restait seulement 6 et plus tard 2 pour 100 ; de plus, la ferme en établissait le prix de vente aux débitans d’après la quantité réelle de tabac supposé sec[1].

Le rapport des reviseurs renfermait une dernière accusation : lors de la suppression de la ferme, l’assemblée nationale lui avait alloué une somme de 48 millions pour le prix des magasins de sel et des manufactures de tabac qui faisaient retour à la nation ; les fermiers-généraux, ayant établi ultérieurement que la valeur en était seulement de 26 millions, offrirent spontanément, sur le conseil de Lavoisier, l’abandon de 22 millions; les reviseurs osèrent avancer, sans aucune preuve, que ces 22 millions étaient un fidéi-commis au profit du tyran, et, prétendant que cet abandon n’avait été consenti qu’après leurs recherches, demandaient à toucher leurs

  1. Avant 1786, la quantité d’eau était d’un dix-septième, et la ferme livrait aux débitans une 17e once quand ils en payaient 16. Après 1786, la quantité d’eau était de 2 livres 10 onces d’eau par quintal; de plus, la ferme s’efforçait, pour empêcher la contrebande, de fournir des tabacs de bonne qualité; elle rejetait une partie des feuilles par l’époulardage (séparation des feuilles avariées) et par l’écôtage, de sorte que 100 livres de feuilles sortant des magasins comme matière première donnaient seulement 75 à 78 livres de tabac râpé. — « Ce résultat, ajoutait Lavoisier dans son mémoire, détruit l’idée d’une mouillade excessive; comment supposer que la ci-devant ferme générale ait, d’un côté, pour améliorer ses tabacs, rejeté et condamné à l’incendie plus d’un tiers de la matière première destinée à leur fabrication, et que, d’un autre côté, elle les eût altérés à dessein par l’addition d’une quantité d’eau supérieure à ce qu’exigeait une bonne fabrication ? »