Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 79.djvu/913

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et vérification des comptes, c’est-à-dire plusieurs mois après la clôture de l’exercice, et elle portait la date du jour où elle était donnée. Il était donc de mauvaise foi de faire dater de cette époque le versement des fonds, quand il est avéré que la ferme était toujours en avance avec le trésor, dont elle acquittait les traites à vue.

Enfin, les fermiers-généraux étaient inculpés d’avoir commis des concussions sur le tabac râpé, en exagérant le mouillage, la mouillade, et en faisant payer l’eau introduite au prix du tabac manœuvre aussi dangereuse pour la santé du consommateur que nuisible à ses intérêts. Cette accusation, qui nous paraît puérile aujourd’hui, fut pourtant la plus sérieuse aux yeux des contemporains, et paraît avoir décidé la condamnation du 19 floréal : « La mouillade, a dit Antoine Roy, est le cri funèbre qui a conduit à la mort les fermiers-généraux ; » et après le 9 thermidor, Dupin sera flétri du surnom de Dupin-Mouillade. Pour en comprendre l’importance, il est essentiel de rappeler les discussions passionnées auxquelles avait donné lieu, pendant près de quinze ans, la question du râpage du tabac par la ferme, question qui divisa la France en râpistes et antirâpistes.

La ferme avait le monopole du tabac et le livrait en carottes que le consommateur râpait au moment du besoin : puis vint la mode des tabatières ; on trouva plus commode d’acheter le tabac en pondre, les débitans en profitèrent pour vendre des tabacs de contrebande, de sorte que les bénéfices de la ferme vinrent à diminuer à mesure que la consommation augmentait : en une année, on put constater un déficit de 12 millions de livres dans le rendement de cet impôt. L’un des fermiers-généraux, Jacques Delahante, proposa à ses collègues d’interdire le râpage du tabac aux débitans et d’en réserver le privilège exclusif aux manufactures de la ferme. Il finit par triompher de la répugnance de ses collègues, de Paulze entre autres, et la mesure fut adoptée. Alors s’éleva une formidable opposition ; les débitans, qui avaient installé des ateliers et les nombreuses familles qui y trouvaient leurs moyens d’existence, surent mettre dans leurs intérêts plusieurs parlemens qui évoquèrent l’afiaire avec passion ; l’un d’eux alla même jusqu’à avancer que le tabac râpé dans les manufactures était nuisible à la santé des consommateurs, accusation que répéteront Dupin et Fouquier-Tinville. La ferme lutta pendant quinze ans ; elle finit par triompher devant quelques parlemens, mais elle ne put vaincre l’opposition obstinée de celui de Rennes, qui l’attaquait encore à l’heure où parlementaires et fermiers-généraux disparaissaient devant un régime nouveau.