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comment ne l’auraient-ils pas été, puisque l’état leur confiait la perception des taxes les plus impopulaires, les droits d’aides ou droits sur les boissons, l’octroi de Paris, le monopole du tabac et enfin la plus odieuse de toutes, la gabelle, impôt auquel nul ne pouvait se soustraire, puisque chaque famille était taxée pour une quantité déterminée de sel qu’il fallait acheter aux magasins du roi. De plus, les diverses provinces étaient soumises à des régimes différens ; la France était partagée en provinces de grandes et de petites gabelles, provinces franches, provinces rédimées, provinces de salines, etc., et le prix du sel variait considérablement à quelques heures de distance : il était de 58 livres le quintal à Angers et de 2 livres seulement à Nantes ; pour les marchandises, il y avait de même des différences de droits dans les provinces dites des cinq grosses fermes et dans les provinces dites étrangères ou réputées étrangères. Aussi la contrebande était-elle incessante sur ces mille frontières intérieures; toute une armée de fraudeurs, surtout de faux sauniers, hommes, femmes, enfans, jusqu’à des soldats en activité de service ; et, d’un autre côté, 23,000 employés des fermes qui, en une seule année, arrêtaient plus de 10,000 personnes et pratiquaient 2,700 saisies dans l’intérieur des maisons; une législation impitoyable qui envoyait annuellement 300 contrebandiers aux galères, où il s’en trouvait d’ordinaire 2,000, près du tiers du nombre total des forçats.

Les fermiers-généraux de Louis XV semblaient encore prendre plaisir à défier l’opinion publique en insultant à la misère du peuple par l’extravagance de leur luxe ; tout Paris retentissait du bruit de leurs fêtes ; on connaissait le faste de leurs hôtels et de leurs petites maisons, leurs folles dépenses pour les beautés de l’Opéra. Prodigues de fortunes qu’ils avaient plutôt gagnées dans les spéculations sur les blés ou les fournitures à l’armée que dans l’administration des fermes elles-mêmes, ils n’en faisaient pas moins haïr le nom de fermiers-généraux : tel Michel Bouret, qui mourut après avoir dévoré en étranges fantaisies la somme prodigieuse de 52 millions de livres ; tel Beaujon, qui dépensait 200,000 livres par an pour que de jolies femmes, les berceuses de M. de Beaujon, vinssent le soir, autour de son lit, lui conter des histoires ou lui chanter des chansons jusqu’à ce qu’il fût gagné par le sommeil ; tel Saint-James, qui consacrait 100,000 écus à la décoration d’un seul salon de son hôtel. Certes, ces hommes protégeaient largement les artistes et les gens de lettres; ils avaient le goût des choses de l’art, des beaux livres, des statues, des peintures; ils ont trouvé des apologistes qui en ont tracé un portrait élogieux et brillant, mais qui ont oublié de mettre en parallèle de ces luxueuses existences le dénûment profond du peuple écrasé par les agens du fisc.