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conserve encore ce caractère aujourd’hui, bien qu’aucune vague ne déferle à ses pieds ; il se dresse au-dessus de la plaine comme il se dressait autrefois au-dessus des eaux. Ces petites collines ont, elles aussi, leur défilé. Au milieu est creusé un puits; nous nous arrêtons un instant pour faire boire nos chevaux et pour remplir nos outres. Quelques hommes arrivent, suivis par un grand troupeau de moutons qu’ils conduisent à Bouchir. On entend de très loin leur piétinement, qui soulève autour d’eux une colonne de poussière. Ils s’arrêtent auprès de nous, et l’un des pâtres puise, dans un vase de cuir fixé là, de l’eau qu’il répand dans un tronc de mûrier creusé, servant d’auge. Les moutons altérés se pressent alentour et les hommes silencieux attendent, leur long bâton sur l’épaule, le moment de reprendre la marche. C’est un tableau de la Bible entrevu dans les premières rougeurs de l’aurore, à cette heure d’engourdissement que produit le sommeil longtemps combattu. Il est rare que les voyageurs qui se croisent alors échangent d’autres paroles qu’un bref salut; puis hommes et bêtes reprennent dans un demi-sommeil une marche que la fatigue rend de plus en plus lente, jusqu’à ce que la vue de l’étape vienne ranimer tous les courages.

A l’exception de cette heure qui précède le jour, les nuits dans ce pays étaient toujours délicieuses. Sous le ciel encore bleuâtre, semé d’éclatantes constellations, les objets conservaient des silhouettes très arrêtées. L’air toujours limpide laissait voir les astres avec une incroyable netteté. Jupiter, émergeant de l’horizon, comme un feu de phare, nous donnait chaque soir l’heure du départ. Nous n’avions plus d’autres montres, celles que nous avions apportées de France nous refusant un service régulier. Lorsque le fin croissant de la lune apparaissait au firmament, marquant aux musulmans le commencement d’un mois, ils levaient au ciel la paume de leurs mains jointes et faisaient leurs dévotions. Nous étions presque tentés d’en faire autant, car la venue de la lune nous annonçait le commencement des étapes claires dans lesquelles le charme de la fraîcheur nocturne s’ajoute à celui de cette lumière blanche, d’une douceur infinie, qui permet de tout voir et qui n’aveugle pas.

Et le jour, quels beaux spectacles, tout au long de la mer! Tantôt, au bout de la plaine jaune, elle apparaissait comme un ruban bleu sombre ou vert, suivant sa profondeur ; des traînées d’écume marquaient la crête des vagues. Ces lointains, d’une invraisemblable clarté, étaient splendides, à demi masqués de place en place par des bouquets de palmiers. D’autres fois, nous étions sur le rivage même, dans de petits ports où se groupaient des flottilles d’archaïques bateaux avec leur arrière surchargé de jolis ornemens en bois découpé; les grèves d’un sable fin, et indéfiniment plates étaient