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Un jour il pria Juliette de lui mettre une cravate blanche et de lui passer l’habit bleu des jours de fête. Elle obéit sans chercher à comprendre.

— Maintenant, dit-il, priez Simon de venir.

Elle l’envoya chercher. Quand tous les deux furent devant lui, il éclaira sa face de son meilleur sourire.

— Mes enfans, leur dit-il d’une voix attendrie, en tendant à la jeune femme un petit portefeuille vert à fermoir d’argent, voici mon cadeau de noce. Je veux fermer les yeux et m’endormir à jamais sur un tableau d’amour. Je sais que vous vous aimez ; j’emporte la consolation d’avoir assuré votre bonheur. Simon, embrassez votre femme.

Le jeune homme tendit les bras. Juliette, au moment de s’y laisser tomber, se retourna du côté du vieil homme ; son visage était si peu d’accord avec les paroles qu’il avait prononcées, qu’elle recula ; il était pâle et sa bouche restait contractée par un tremblement convulsif. Les derniers sentimens humains se révoltaient et résistaient à la volonté, mais il devint promptement maître de lui. La jeune femme s’était approchée.

— C’est fini, dit-il en reprenant son bon sourire. — Maintenant, Juliette, ouvrez votre épinette et jouez-moi la Gavotte, ce sera l’air des fiançailles. — Puis, s’adressant à Simon : — Jeune homme, convenez qu’il vaudra toujours mieux que celui des Lampions.

La jeune femme ouvrit lentement le piano et commença le vieil air. Le maître se dressa sur son fauteuil, souleva péniblement ses petits pieds, chaussés d’escarpins, les agita mollement pour ébaucher son dernier pas ; puis, tout à coup, cessa de marquer la mesure. Juliette se retourna : il était retombé inerte, les yeux grand ouverts. Pendant que Simon ouvrait la porte pour donner de l’air, le vieillard prit les mains de la jeune femme, qui s’était agenouillée, l’attira à lui, mit ses lèvres froides sur son front et lui murmura tout bas, bien bas :

— C’est encore bon de mourir où j’aurais voulu vivre !

Il poussa un grand soupir, sa tête retomba sur le dossier du fauteuil de perse. Et cette âme trop grande dut se sentir heureuse d’échapper enfin à ce corps trop petit.

Mlle Juliette se pencha : aucun souffle ne sortait plus des lèvres du vieil homme. Elle mit le doigt sur ses paupières et les abaissa pour jamais.

On dit que ceux qui meurent emportent sur le cristal de leurs yeux l’image de la dernière personne qu’ils ont vue sur la terre ; peut-être le pauvre vieux maître à danser est-il descendu dans la tombe avec ce souvenir vivant de celle qu’il avait aimée.


ADRIEN CHABOT.