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si vous voulez, mais qui n’est ni votre parent, ni même votre ami. Vous payez une dette, en cela. Je vous admire, mais la reconnaissance a des limites et ma tristesse n’en a pas.

Juliette l’écoutait ravie, elle frappait le sol d’impatience, elle attendait un mot qu’il ne disait pas.

— Vous ne voulez donc pas me dire toute votre pensée ?

— Est-ce que vous ne l’avez pas devinée ? est-ce que vous ne sentez pas que je suis jaloux de tout ce qui vous occupe, de tous ceux qui vous approchent ?

— Oh ! grand Dieu ! que je suis heureuse. Oh ! mon ami, je ferai tout ce que vous m’ordonnerez. Comment, c’est pour lui, pour ce pauvre être ! Mais regardez-le donc et dites s’il peut entrer en moi autre chose qu’un sentiment charitable ! Je ne discute pas, je suis bien trop contente. Mais, mon ami, je vous fais juge : après ce qu’il a fait pour moi, mon devoir n’est-il pas de me consacrer à lui jusqu’au bout ? Ne boudez plus, venez chaque jour vous faire consoler : j’aurai deux malades au lieu d’un, mais vous, je ne veux pas vous guérir. Partez maintenant, mon âme n’est plus inquiète : mais à demain ! à toujours !

Elle passa ses deux mains sur le visage de celui qu’elle aimait, et cette caresse innocente la laissa dans une sorte d’extase.

La jeune femme courut à son vieil enfant, elle eût voulu le remercier de la jalousie qu’il avait excitée : elle lui devait son bonheur ; mais il sommeillait, il n’avait rien entendu. Il s’éveilla au bruit des pas de Juliette et aperçut le jeune homme qui s’éloignait.

— Qu’avez-vous, dit-il, vous êtes toute joyeuse ?

— C’est que vous êtes mieux, dit-elle.

— Non, ce n’est pas le motif ; vous avez plus que cela aujourd’hui.

Il lui prit la main et l’attira doucement.

— Écoutez, Juliette, laissez-moi vous appeler ainsi, maintenant… Je ne sais pas grand’chose de la vie, j’ai vécu en dedans et je me suis éveillé tard : un triste réveil ! Mais j’ai vécu vite : aucune torture, aucune joie du cœur ne me sont inconnues. J’ai été si heureux et j’ai tant souffert que je crois bien que j’en meurs. — Il passa la main à son front : — Ça, dit-il, ce n’est rien, ailleurs est tout le mal. J’ai du moins retenu de cette triste aventure une grande clairvoyance à découvrir chez les autres ce que j’ai ressenti en moi. Vous aimez Simon, et Simon vous aime, c’est son plus grand mérite à mes yeux. En quittant ce monde, donnez-moi la consolation de vous savoir heureuse et la joie d’y avoir contribué. J’aurais aimé en lui des idées plus saines : vous méritez d’être la femme d’un homme bien pensant. L’amour, espérons-le, fera ce miracle. Mon bien que je vous avais offert au prix de ma personne, je vous l’abandonne sans conditions ; c’est encore moi qui suis l’obligé.