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Elle tremblait toujours que les idées du jeune homme vinssent le diminuer à ses yeux. Elle évitait maintenant de le faire parler. Ses croyances lui tenaient au cœur ; elle sentait qu’elles ne résisteraient pas à sa parole convaincue ; son espèce de mysticisme la séduisait sans la convaincre, mais il ne l’effrayait plus.

Le pauvre père Rousselin, avec cette clairvoyance à découvrir ce qu’on redoute, n’avait point tardé à s’apercevoir de leur amour naissant ; bien avant qu’eux-mêmes s’en fussent aperçus, il en avait prévu le dénoûment. Ce fut pour lui une douleur nouvelle.

Il essayait d’être stoïque et d’oublier, mais il avait des révoltes soudaines. Cette espèce de soudard aimait-il mieux que lui, saurait-il la rendre plus heureuse ? Assurément non ! Pourquoi alors ? Pauvre père Rousselin ! à ce pourquoi-là personne n’a jamais répondu.

Un jour, en sortant de sa classe, il vit Simon entrer dans son sanctuaire et fut pris d’une rage mortelle ; il s’enfuit en sautillant, comme un oiseau blessé.


VI.

Un matin, la petite ville de ***, à l’heure du courrier, s’éveilla tout émue par des nouvelles graves arrivant de la capitale : on parlait d’une insurrection formidable, d’incendies, de barricades et de guerre des rues.

La population tout entière se tenait groupée sur la place, attendant avec anxiété l’arrivée des diligences Laffite et Gaillard. Les voyageurs devaient apporter des nouvelles. Il semblait qu’on dût voir apparaître des combattans noirs de poudre.

À midi, du bout de la route, sortant des faubourgs, à l’ombre des ormeaux brûlés, apparut la lourde machine traînée par cinq chevaux ; la poussière et la sueur les avaient couverts d’une écume jaunâtre. Le cabriolet était entouré de drapeaux tricolores décolorés par le grand air.

La foule aussitôt déborda de la place et enveloppa jusqu’aux roues la voiture qui relayait.

Devant le bureau des messageries, les autorités interrogeaient le conducteur, qui avait rais pied à terre et traversait le trottoir un sac de dépêches sur l’épaule. Il semblait tout fier de l’importance que lui donnaient les événemens ; il répondait bref. Avec sa casquette galonnée et sa veste brodée d’argent, il apparaissait à la foule dans une sorte d’auréole de gloire militaire. Par les glaces baissées du coupé et de la rotonde, on voyait les voyageurs noirs, pelotonnés, engourdis et indifférens, la plupart emmaillotés du costume de voyage traditionnel que les chemins de fer ont fait disparaître.