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sienne : mais les deux images ainsi fixées dans son esprit étaient désormais inséparables, et le rire perlé de la jeune femme lui frappait encore l’oreille d’une façon douloureuse.

L’instinct le ramena au milieu de la nuit vers son domicile désert ; il était brisé. Depuis qu’il avait eu cette fatale pensée dont la douceur trompeuse le faisait vivre, il l’avait meublé d’espérances, marquant à son foyer la place de celle qui venait de le chasser à jamais. Il souffrait cruellement, car la jeunesse n’est pas toujours une question d’âge, et le pauvre homme avait gardé un cœur d’enfant sous son apparence délabrée.

Le jour suivant, il se rendit à son cours, mécaniquement, par habitude ; son esprit ne le suivait pas. Ses élèves furent surpris de son air abattu. En vain essayèrent-ils des plaisanteries qu’il affectionnait et lui demandèrent-ils les chansons qu’il chantait d’ordinaire, sa bouche contractée n’eut pas un sourire.

Quand la cloche appela les enfans, au lieu d’aller comme chaque jour pour faire inscrire ses leçons chez mademoiselle, il traversa la cour sans détourner la tête, les yeux fixés devant lui ; quand il eut tourné le coin de la rue, il essuya furtivement une larme.

Il en fut ainsi désormais ; on s’étonna bien un peu d’abord de sa tristesse persistante ; chacun disait : « Qu’a donc le père Rousselin, il est tout cassé depuis quelque temps ? » Quelqu’un avait répondu : « Il vieillit. » Mlle Juliette ajouta tout bas : — Pas assez, — mais personne n’y fit attention.


VI.

Depuis ce jour, la jeune femme s’était sentie troublée et inquiète, La déclaration brûlante du bonhomme avait ouvert son esprit sur un horizon nouveau ; vierge charitable par sa destinée, elle s’était sentie presque subitement devenir femme ; l’aveu de l’un l’avait éclairée sur ses sentimens pour l’autre ; la sympathie qu’elle éprouvait sans la définir venait de se révéler sous sa forme naturelle : elle aimait.

Sa vie passée devenait tout à coup sans intérêt. Les passions qui viennent tard produisent de ces miracles, les semences germent vite dans les terres vierges.

Accoudée à sa table, par le coin du rideau relevé, elle épiait dans la cour le passage de Simon. Quand il avait disparu, le cœur soulevé d’émotion, elle restait longtemps la tête dans ses mains à jouir du bonheur de le sentir plus près d’elle.

Le père Rousselin passait aussi chaque jour, cassé et amaigri de plus en plus par le chagrin. Elle avait maintenant grand’pitié de lui ; elle comprenait, trop tard, la douleur qu’elle avait dû lui