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travaillent de pair à compagnon avec les ouvriers du port, à côté des marchands, des flâneurs et des matelots.

Souvent un condamné se cache ou s’échappe ; s’il se réfugie dans un asile, quelle que soit sa faute, il est en sûreté. La justice arabe n’admet pas le jugement par défaut ou par contumace. Or, non-seulement certaines mosquées, des cimetières, des écoles, des chapelles, mais des quartiers entiers d’une ville, ou même des villages et leur territoire, sont considérés, de temps immémorial, comme inviolables. Aussi longtemps qu’un coupable y peut vivre, on n’ose le troubler; on laisse ses parens, ses amis, les passans le nourrir, l’entretenir et le distraire avec une complaisance inouïe. En veut-on un exemple dont je fus témoin?

Pendant deux années, à Tunis, sur un des prétendus boulevards qui mènent à la casbah, j’ai vu presque chaque jour, à la même place, un Arabe assis derrière la fenêtre ou devant la porte d’une mosquée. Non loin de lui, dans un petit pré, paissait une vache qu’il surveillait du coin de l’œil en murmurant ses oraisons. A le rencontrer si régulièrement, je le considérais déjà comme une ancienne connaissance, quand un hasard m’apprit qu’il était là depuis quatorze ans ! — Ancien notaire, il avait voulu s’approprier, en 1870, les biens et la clientèle d’un de ses collègues et l’avait tué. Découvert, il se réfugia dans le premier asile qu’il rencontra. Il y était encore quand je quittai la Tunisie, et tout faisait croire qu’il y terminerait ses jours; mais si la société est indifférente, tolérante même, les parens des victimes ont la mémoire longue et l’histoire a fini très mal. Voici ce que j’en ai su :

Les fils de l’homme assassiné s’étaient chargés de monter la garde, et la surveillance qu’ils avaient établie depuis si longtemps, d’accord avec tous les leurs, bien loin de se ralentir, devenait chaque jour plus active. Les enfans qui naissaient et grandissaient relevaient les vieux, les femmes s’entendaient avec des voisines pour guetter aussi. Seize années s’étaient écoulées depuis son entrée dans l’asile, quand le notaire commit une imprudence. La vache, un matin, rompant sa corde, était sortie du petit pré; un troupeau passait, elle suivit; — Elle allait se perdre, — il courut après... Immédiatement on le saisit (février 1886). Le tribunal ne pouvait qu’appliquer la loi; il fut condamné. Un grand nombre d’Arabes, les muphtis, le cheik ul-islam, le bey lui-même, eurent pitié de lui; ils supplièrent les parens de la victime d’oublier après tant d’années ; ils leur offrirent de l’argent. Inflexibles, ceux-ci répondirent que le sang seul pouvait payer le sang, ils exigèrent l’exécution et y assistèrent, depuis les infâmes, qui s’y firent porter, jusqu’aux nouveau-nés. Un de mes amis, — Ce n’est pas le bourreau, — m’a