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plusieurs autres[1], après examen, comparaison et préférence; il a donc conçu tous les autres. Derrière chaque combinaison adoptée, on entrevoit la foule des combinaisons rejetées ; il y en a par dizaines derrière chaque décision prise, manœuvre effectuée, traité signé, décret promulgué, ordre expédié, et, je dirai même, derrière presque toute action ou parole improvisée ; car il met du calcul dans tout ce qu’il fait, dans ses expansions apparentes et jusque dans ses explosions sincères ; quand il s’y abandonne, c’est de parti-pris, avec prévision de leur effet, afin d’intimider ou d’éblouir; il exploite tout d’autrui, et aussi de lui-même : sa passion, ses emportemens, ses défauts, son besoin de parler, et il exploite tout pour l’avancement de l’édifice qu’il bâtit[2]. — Certainement, parmi ses diverses facultés, si grandes qu’elles soient, celle-ci, l’imagination constructive, est la plus forte. Dès le commencement, on en sentait la chaleur intense et les bouillonnemens sous la froideur et la raideur de ses instructions techniques et positives : « Quand je fais un plan militaire, disait-il à Rœderer, il n’y a pas d’homme plus pusillanime que moi. Je me grossis tous les dangers et tous les maux possibles dans les circonstances. Je suis dans une agitation tout à fait pénible. Cela ne m’empêche pas de paraître fort serein devant les personnes qui m’entourent ; je suis comme une fille qui accouche[3]. » Passionnément, avec des frémissemens de créateur, il s’absorbe ainsi dans sa création future ; par anticipation et de cœur, il habite déjà sa bâtisse imaginaire : « Général, lui disait un jour Mme de Clermont-Tonnerre, vous construisez derrière un échafaudage que vous ferez tomber quand vous aurez fini. — Oui, madame<ref> Bourrienne, III,. 114.<ref>, c’est bien cela, répond Bonaparte, vous avez raison,

  1. Il disait lui-même : « Je fais toujours mon thème de plusieurs façons. »
  2. Mme de Rémusat, I, 117, 120 : « j’ai entendu M. de Talleyrand s’écrier un jour avec une sorte d’humeur : « Ce diable d’homme trompe sur tous les points : ses passions mêmes vous échappent; car il trouve moyen de les feindre, quoique elles existent réellement. » — Ainsi, au moment de faire à lord Whitworth la scène violente qui rompit le traité d’Amiens, il causait et jouait avec des femmes et avec le petit Napoléon, son neveu, de l’air le plus gai et le plus dégagé : « Tout à coup, on vint l’avertir que le cercle était formé. Sa physionomie se transforme comme celle d’un acteur, par un changement à vue. Son teint parut presque pâlir à sa volonté; ses traits se contractèrent; » il se lève, marche précipitamment vers l’ambassadeur anglais, et fulmine pendant deux heures devant deux cents personnes. (Hansard’s Parliamentary History, tome XXVI, dépêches de lord Whitworth, p. 1798. 1302, 1310.) — « Il disait souvent que l’homme politique doit calculer jusqu’aux moindres profits qu’il peut faire de ses défauts. » Un jour, après une de ces explosions, il dit à l’abbé de Pradt : « Vous m’avez cru bien en colère: détrompez-vous; chez moi. la colère n’a jamais dépassé ça. » (Il montrait son cou)
  3. Rœderer, III. (Premiers jours de brumaire an VIII.)