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multiple et prolongée, nous étudions, au lieu des objets, leurs signes : au lieu du terrain, la carte ; au lieu des animaux qui luttent pour vivre[1], des nomenclatures, des classifications, et, au mieux, des spécimens morts de muséum ; au lieu des hommes sentans et agissans, des statistiques, des codes, de l’histoire, de la littérature, de la philosophie, bref, des mots imprimés, et, chose pire, des mots abstraits, lesquels, de siècle en siècle, deviennent plus abstraits, partant plus éloignés de l’expérience, plus difficiles à bien comprendre, moins maniables et plus décevans, surtout en matière humaine et sociale. Dans ce domaine, par l’extension des états, par la multiplication des services, par l’enchevêtrement des intérêts, l’objet, indéfiniment agrandi et compliqué, échappe maintenant à nos prises ; notre idée vague, incomplète, inexacte, y correspond mal ou n’y correspond point ; dans neuf esprits sur dix, et peut-être dans quatre-vingt-dix-neuf esprits sur cent, elle n’est guère qu’un mot ; aux autres, s’ils veulent se représenter effectivement la société vivante, il faut, par delà l’enseignement des livres, dix ans, quinze ans d’observation et de réflexion, pour repenser les phrases dont ils ont peuplé leur mémoire, pour se les traduire, pour en préciser et vérifier le sens, pour mettre dans le mot plus ou moins indéterminé et creux la plénitude et la netteté d’une impression personnelle. Société, état, gouvernement, souveraineté, droit, liberté, on a vu combien ces idées, les plus importantes de toutes, étaient, à la fin du XVIIIe siècle, écourtées et fausses, comment, dans la plupart des cerveaux, le simple raisonnement verbal les accouplait en axiomes et en dogmes, quelle progéniture ces simulacres métaphysiques ont enfantée, combien d’avortons non viables et grotesques, combien de chimères monstrueuses et malfaisantes. — Il n’y a pas de place pour une seule de ces chimères dans l’esprit de Bonaparte ; elles n peuvent pas s’y former ou y trouver accès ; son aversion pour les fantômes sans substance de la politique abstraite va au-delà du dédain, jusqu’au dégoût[2] ;

  1. Le point de départ des grandes découvertes de Darwin est la représentation physique et circonstanciée qu’il s’est faite des animaux et végétaux comme vivans, et pendant tout le cours de leur vie, à travers tant de difficultés et sous une si âpre concurrence ; cette représentation manque dans le zoologiste ou botaniste ordinaire, qui n’a dans l’esprit que des préparations anatomiques ou des herbiers. En toute science, la difficulté consiste à se figurer en raccourci, par des spécimens significatifs, l’objet réel, tel qu’il existe hors de nous, et son histoire vraie. Claude Bernard me disait un jour : «Nous saurons la physiologie lorsque nous pourrons suivre pas à pas une molécule de carbone ou d’azote, faire son histoire, raconter son voyage dans le corps d’un chien, depuis son entrée jusqu’à sa sortie.»
  2. Thibaudeau, Mémoires sur le consulat, 204. (A propos du tribunat) : « Ils sont là douze ou quinze métaphysiciens bons à jeter à l’eau. C’est une vermine que j’ai sur mes habits. »