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regardé comme un ours, parce qu’il est toujours seul à penser, une petite mine, une réputation de mathématicien et de rêveur. » On les introduit, et Bonaparte se fait attendre. Il paraît enfin, ceint son épée, se couvre, explique ses dispositions, leur donne ses ordres et les congédie. Augereau est resté muet ; c’est dehors seulement qu’il se ressaisit et retrouve ses jurons ordinaires ; il convient, avec Masséna, que « ce petit b… de général lui a fait peur, » il ne peut pas « comprendre l’ascendant dont il s’est senti écrasé au premier coup d’œil[1]. » — Extraordinaire et supérieur, fait pour le commandement[2] et la conquête, singulier et d’espèce unique, ses contemporains sentent bien cela ; les plus versés dans la vieille histoire des peuples étrangers. Mme de Staël et, plus tard, Stendhal, remontent jusqu’où il faut pour le comprendre, jusqu’aux « petits tyrans italiens du XIVe et du XVe siècle, » jusqu’aux Castruccio-Castracani, aux Braccio de Mantoue, aux Piccinino, aux Malatesta de Rimini, aux Sforza de Milan ; mais ce n’est là, dans leur pensée, qu’une analogie fortuite, une ressemblance psychologique. Or, en fait et historiquement, c’est une parenté positive : il descend des grands Italiens, hommes d’action de l’an 1400, des aventuriers militaires, usurpateurs et fondateurs d’états viagers ; il a hérité, par filiation directe, de leur sang et de leur structure innée, mentale et morale[3]. Un bourgeon, cueilli dans leur forêt

  1. Autre spécimen de cet ascendant, sur un autre soudard révolutionnaire, plus énergique et plus brutal encore qu’Augereau, le général Vandamme. En 1815, Vandamme disait au maréchal d’Ornano, un jour qu’ils montaient ensemble l’escalier des Tuileries : « Mon cher, ce diable d’homme (il parlait de l’empereur) exerce sur moi une fascination dont je ne puis me rendre compte. C’est au point que moi, qui ne crains ni Dieu ni diable, quand je l’approche, je suis prêt à trembler comme un enfant ; il me ferait passer par le trou d’une aiguille pour aller me jeter dans le feu. » (Le Général Vandamme, par du Casse, II, 385.)
  2. Rœderer, III, 536. (Paroles de Napoléon, il février 1809, : « Militaire, moi, je le suis, parce que c’est le don particulier que j’ai reçu en naissant ; c’est mon existence, c’est mon habitude. Partout où j’ai été, j’ai commandé. J’ai commandé à vingt-trois ans le siège de Toulon ; j’ai commandé à Paris en vendémiaire ; j’ai enlevé les soldats en Italie, dès que je m’y suis présenté. J’étais ne pour cela. »
  3. Notez, chez les divers membres de la famille, des traits divers de la même structure mentale et morale. Mémorial (Paroles de Napoléon sur ses frères et ses sœurs) : « Quelle famille aussi nombreuse pourrait présenter un si bel ensemble ? » — Mémoires (inédits) par M. X…, quatorze volumes manuscrits, t. II, 543 : (L’auteur, jeune magistrat sous Louis XVI, haut fonctionnaire sous l’empire, grand personnage politique sous la restauration et sous la monarchie de juillet, est probablement le témoin le mieux informé et le plus judicieux pour la première moitié de notre siècle.) « Leurs vices et leurs vertus sortent des proportions ordinaires et ont une physionomie qui leur est propre. Mais ce qui les distingue surtout, c’est l’obstination dans la volonté, c’est l’inflexibilité dans les résolutions… Ils avaient tous l’instinct de leur grandeur. » Ils ont accepté sans difficulté « les positions les plus élevées, ils ont même fini par s’y croire inévitablement élevés… Rien n’étonnait Joseph dans son incroyable fortune ; je l’ai entendu, au mois de janvier 181 I, reproduire plusieurs fois devant moi cette incroyable assertion que, si son frère avait bien voulu ne pas se mêler de ses affaires après la seconde entrée à Madrid, il serait encore sur le trône des Espagnes. » Quant à l’opiniâtreté dans le parti-pris, il suffit de rappeler la démission de Louis, la retraite de Lucien, les résistances de Fesch : eux seuls étaient capables de ne pas toujours plier sous Napoléon et parfois de lui rompre en visière. — Les passions, la sensualité, l’habitude de se mettre au-dessus de la règle, la confiance en soi, jointe au talent, surabondent jusque dans les femmes, comme au XVe siècle. — Élisa, en Toscane, fut « une tête mâle, une âme forte, une vraie souveraine, » malgré les désordres de sa conduite privée, où les apparences mêmes n’étaient pas suffisamment gardées. » Caroline, à Naples, « sans être plus scrupuleuse que ses sœurs,» respecta mieux les convenances ; nulle ne fut plus semblable à l’empereur ; « chez elle, tous les goûts se taisaient devant l’ambition ; » c’est elle qui conseilla et décida la défection de son mari Murat en 1814. Pour Pauline, la plus belle personne de son temps, « nulle femme, depuis celle de l’empereur Claude, ne l’a peut-être surpassée dans l’usage qu’elle a osé faire de ses charmes ; elle n’a pu en être détournée même par une maladie qu’on attribue aux fatigues de cette vie et pour laquelle nous l’avons vue si souvent portée en litière. » — Jérôme, « malgré l’audace peu commune de ses débauches, a gardé jusqu’au bout son ascendant sur sa femme. » — Sur « les empressemens et les tentatives » de Joseph auprès de Marie-Louise en 1814, M. X…, d’après les papiers de Savary et le témoignage de M. de Saint-Aignan, donne des détails extraordinaires. (Tome IV, 112.)