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qui l’approchent. J’avais vu des hommes très dignes de respect, j’avais vu aussi des hommes féroces; il n’y avait rien, dans l’impression que Bonaparte produisit sur moi, qui pût me rappeler ni les uns ni les autres. J’aperçus assez vile, dans les différentes occasions que j’eus de le rencontrer pendant son séjour à Paris, que son caractère ne pouvait être défini par les mots dont nous avons coutume de nous servir ; il n’était ni bon, ni violent, ni doux, ni cruel, à la façon des individus à nous connus. Un tel être, n’ayant point de pareil ne pouvait ni ressentir, ni faire éprouver de la sympathie; citait plus ou moins qu’un homme; sa tournure, son esprit, son langage, sont empreints d’une nature étrangère... Loin de me rassurer en voyant Bonaparte plus souvent, il m’intimidait tous les jours davantage. Je sentais confusément qu’aucune émotion du cœur ne pouvait agir sur lui. Il regarde une créature humaine comme un fait ou une chose, et non comme un semblable. Il ne hait pas plus qu’il n’aime, il n’y a que lui pour lui ; tout le reste des créatures sont des chiffres. La force de sa volonté consiste dans l’imperturbable calcul de son égoïsme ; c’est un habile joueur dont le genre humain est la partie adverse qu’il se propose de faire échec et mat... Chaque fois que je l’entendais parler, j’étais frappée de sa supériorité ; elle n’avait aucun rapport avec celle des hommes instruits et cultivés par l’étude et la société, tels que la France et l’Angleterre peuvent en offrir des exemples. Mais ses discours indiquaient le tact des circonstances, comme le chasseur a celui de sa proie... Je sentais dans son âme comme une épée froide et tranchante qui glaçait en blessant; je sentais dans son esprit une ironie profonde à laquelle rien de grand ni de beau ne pouvait échapper, pas même sa propre gloire, car il méprisait la nation dont il voulait les suffrages... » — « Tout était chez lui moyen ou but; l’involontaire ne se trouvait nulle part, ni dans le bien, ni dans le mal... » Nulle loi pour lui, nulle règle idéale et abstraite, « il n’examinait les choses que sous le rapport de leur utilité immédiate ; un principe général lui déplaisait comme une niaiserie ou comme un ennemi. » — Regardez maintenant, dans le portrait de Guérin[1], ce corps maigre, ces épaules étroites dans l’uniforme plissé par les mouvemens brusques, ce cou enveloppé par la haute cravate tortillée, ces tempes dissimulées par les longs cheveux plats et retombans, rien en vue que le masque, ces traits durs, heurtés par de forts contrastes d’ombre et de lumière, ces joues creusées jusqu’à l’angle interne de l’œil, les pommettes saillantes,

  1. Cabinet des Estampes, portrait de Bonaparte, « dessiné par Guérin, gravé par Fiesinger, déposé à la Bibliothèque nationale le 29 vendémiaire an VII de la république française. »