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que le trône ou l’échafaud[1], » « voulant[2] maîtriser la France et par la France l’Europe, toujours occupé de ses projets et cela sans distraction, dormant trois heures par nuit, » se jouant des idées et des peuples, des religions et des gouvernemens, jouant de l’homme avec une dextérité et une brutalité incomparables, le même dans le choix des moyens et dans le choix du but, artiste supérieur et inépuisable en prestiges, en séductions, en corruptions, en intimidations, admirable et encore plus effrayant, comme un superbe fauve subitement lâché dans un troupeau apprivoisé qui rumine. Le mot n’est pas trop fort et il a été dit par un témoin oculaire, par un ami, par un diplomate compétent, presque à cette date[3] : « Vous savez que, tout en l’aimant beaucoup, ce cher général, je l’appelle tout bas le petit tigre, pour bien caractériser sa taille, sa ténacité, son courage, la rapidité de ses mouvemens, ses élans et tout ce qu’il y a en lui qu’on peut prendre en bonne part en ce sens-là. »

À cette même date, avant l’adulation officielle et l’adoption d’un type convenu, on le voit face à face dans deux portraits d’après nature : l’un physique, dessiné par Guérin, un peintre sincère ; l’autre moral, tracé par une femme supérieure, qui, à toute la culture européenne, joint le tact et la perspicacité mondaine, Mme de Staël. Les deux portraits sont si parfaitement d’accord que chacun d’eux semble l’interprétation et l’achèvement de l’autre. « Je le vis pour la première fois, dit Mme de Staël[4], à son retour en France, après le traité de Campo-Formio. Lorsque je fus un peu remise du trouble de l’admiration, un sentiment de crainte très prononcé lui succéda. » Pourtant « il n’avait alors aucune puissance, on le croyait même assez menacé par les soupçons ombrageux du Directoire ; » on le voyait plutôt avec sympathie, avec des préventions favorables ; « ainsi la crainte qu’il inspirait n’était causée que par le singulier effet de sa personne sur presque tous ceux

  1. Yung, III, 213. (Lettre de M. de Sucy, 4 août 1797.)
  2. Ibid, M. 214. (Rapport du comte d’Entraigues à M. de Mowikinoff, septembre 1797) : « s’il y avait un roi en France et que ce ne fût pas lui, il voudrait l’avoir créé, que ses droits fussent au bout de son épée, ne jamais abandonner cette épée, pour la lui plonger dans le sein, s’il cessait de lui être asservi un moment. « — Miot de Melito, I, 154. (Paroles de Bonaparte à Montebello, devant Miot et Melzi, juin 1797.) — Ibid.y I, 184. (Paroles de Bonaparte à Miot, 18 novembre 1797, à Turin.)
  3. d’Haussonville, l’Eglise romane et le premier Empire, I, 405. (Paroles de M. Cacault, signataire du traité de Tolentino et secrétaire de la légation de France à Rome, au début des négociations pour le concordat). M. Cacault dit qu’il emploie ce mot « depuis les scènes de Tolentino et de Livourne, et les effrois de Manfredini, et Matéi menacé, et tant d’autres vivacités. »
  4. Mme de Staël, Considérations sur la révolution française, 3e partie, ch. XXVI, 4e partie, ch. XVIII.