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les yeux fermés ; il ne l’avait retrouvée nulle part. Il s’y voyait dans ses premières années ; il s’y trouvait dans sa jeunesse, au milieu des précipices, franchissant les sommets élevés, les vallées profondes, les gorges étroites, recevant les honneurs et les plaisirs de l’hospitalité,.. » traité partout en compatriote, en frère, « sans que jamais un accident, une insulte lui eût appris que sa confiance était mal fondée. » A Bocognano[1], où sa mère, grosse de lui, s’était réfugiée, « où les haines et les vengeances s’étendaient jusqu’au septième degré, où l’on évaluait dans la dot d’une jeune fille le nombre de ses cousins, j’étais fêté, bienvenu, et l’on se fût sacrifié pour moi. » Devenu Français par contrainte, transplanté en France, élevé aux frais du roi dans une école française, il se raidissait dans son patriotisme insulaire et louait hautement le libérateur Paoli, contre lequel ses parens s’étaient déclarés. « Paoli, disait-il à table[2], était un grand homme, il aimait son pays, et jamais je ne pardonnerai à mon père, qui a été son adjudant, d’avoir concouru à la réunion de la Corse à la France; il aurait dû suivre sa fortune et succomber avec lui. » — Pendant toute son adolescence, il demeure antifrançais de cœur, morose, aigri, « très peu aimant, peu aimé, obsédé par un sentiment pénible, » comme un vaincu toujours froissé et contraint de servir. A Brienne, il ne fréquente pas ses camarades, il évite de jouer avec eux, il s’enferme pendant les récréations dans la bibliothèque, il ne s’épanche qu’avec Bourrienne et par des explosions haineuses : « Je ferai à tes Français tout le mal que je pourrai.» — « Corse de nation et de caractère, écrivait son professeur d’histoire à l’École militaire[3], il ira loin si les circonstances le favorisent. » — Sorti de l’École, en garnison à Valence et à Auxonne, il reste toujours dépaysé, hostile ; ses vieilles rancunes lui reviennent ; il veut les écrire et les adresse à Paoli[4] : « Je naquis, lui dit-il, quand la patrie périssait. Trente mille Français vomis sur nos côtes, noyant le trône de la liberté dans des flots de sang, tel fut le spectacle

  1. Miot de Melito, II, 33 : « Le jour de mon arrivée à Bocognano, une vengeance privée coûta la vie à deux hommes. Environ huit années auparavant, un habitant de ce canton avait tué un de ses voisins, père de deux enfans... Ceux-ci, arrivés à l’âge de seize à dix-sept ans, quittèrent le pays pour guetter le meurtrier, qui se tenait sur ses gardes et n’osait s’éloigner du village... L’ayant trouvé qui jouait aux cartes sous un arbre, ils tirent, le tuent, et en outre, par mégarde, un homme qui dormait à quelques pas de là. Les parens des deux côtés trouvèrent l’acte très juste et dans les règles. » — Ibid., I, 143 : «Quand je me rendis de Bastia à Ajaccio, les deux principales familles du lieu, les Peraldi et les Visuldi, se tirèrent des coups de fusil pour se disputer l’honneur de me loger. »
  2. Bourrienne, Mémoires, I, 18, 19.
  3. De Ségur, Histoire et Mémoires, I, 74.
  4. Yung, I, 195. (Lettre de Bonaparte à Paoli, 12 juin 1789), — !, 260. (Lettre de Bonaparte à Battafuoco, 23 janvier 1790.)