Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 79.djvu/728

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
I.

Démesuré en tout, mais encore plus étrange, non-seulement il est hors ligne, mais il est hors cadre; par son tempérament, ses instincts, ses facultés, son imagination, ses passions, sa morale, il semble fondu dans un moule à part, composé d’un autre métal que ses concitoyens et ses contemporains. Manifestement, ce n’est ni un Français, ni un homme du XVIIIe siècle ; il appartient à une autre race et à un autre âge[1] ; du premier coup d’œil, on démêlait en lui l’étranger, l’Italien[2] et quelque chose à côté, au-delà, au-delà de toute similitude ou analogie. — Italien, il l’était d’extraction et de sang, d’abord par sa famille paternelle[3], qui est toscane et qu’on peut suivre, depuis le XIIe siècle, à Florence, puis à San-Miniato, ensuite à Sarzana, petite ville écartée, arriérée de l’état de Gênes, où, de père en fils, elle végète obscurément, dans l’isolement provincial, par une longue série de notaires et de syndics municipaux. « Mon origine, dit Napoléon lui-même[4], m’a fait regarder par tous les Italiens comme un compatriote... Quand il fut question du mariage de ma sœur Pauline avec le prince Borghèse, il n’y eut qu’une voix à Rome et en Toscane, dans cette famille

  1. Mémorial de Sainte-Hélène, par le comte de Las Cases (29 mai 1816). — « En Corse, dans une excursion à cheval, Paoli lui expliquait les positions, les lieux de résistance ou de triomphe de la liberté. Sur les observations de son jeune compagnon et sur le caractère qu’il lui avait laissé entrevoir, Paoli lui dit : « O Napoléon, tu n’as rien de moderne, (u appartiens tout à fait à Plutarque.» — Antonomarchi, Mémoires, 25 octobre 1819. Même récit de Napoléon, avec une petite variante : « O Napoléon! me dit Paoli, tu n’es pas de ce siècle; tes sentimens sont ceux d’un homme de Plutarque. Courage, tu prendras ton essor ! »
  2. De Ségur, Histoire et Mémoires, I, 150. (Récit de Pontécoulant, membre du comité de la guerre en juin 1795) : « Boissy d’Anglas lui dit qu’il avait vu, la veille, un petit Italien, pâle, frêle, maladif, mais singulier par la hardiesse de ses vues et l’énergique fermeté de son langage. » — Le lendemain, visite de Bonaparte à Pontécoulant : « Attitude raidie par une fierté souffrante, dehors chétifs, figure longue, creuse et cuivrée... Il revient de l’armée et en parle en connaisseur. »
  3. Coston, Biographie des premières années de Napoléon Bonaparte, , 2 vol. (1840), passim. — Yung, Bonaparte et son temps, I, 300, 302. (Pièces généalogiques.) — Le roi Joseph, Mémoires, I, 109, 111. (Sur les diverses branches et les hommes distingués de la famille Bonaparte.) — Miot de Melito, Mémoires, II, 30. (Documens sur la famille Bonaparte recueillis sur place par l’auteur en 1801.)
  4. Mémorial, 6 mai 1816. — Miot de Melito, II, 30. (Sur les Bonaparte de San-Miniato) : « Le dernier rejeton de cette branche était un chanoine qui vivait encore dans cette même ville de San-Miniato et que Bonaparte vint visiter lorsque, en l’an IV, il vint à Florence. »