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d’un être parfait dont il est facile de déduire les principaux attributs. S’il en est ainsi, nous sommes en possession d’une théologie vraiment et exclusivement rationnelle. Par malheur, tous les déistes dont nous avons parlé dans cette étude répudient l’argument ontologique de saint Anselme et de Descartes. Par malheur encore, cet argument a eu à subir la critique de Kant, et il n’est pas bien sûr qu’il en soit sorti sans dommage.

Sur la raison seule, en prenant le mot dans son sens le plus rigoureux, quelle théologie certaine, indiscutée, commune, ainsi que la géométrie, à tout le genre humain, pourrait-on construire? On le cherche vainement. Pour se tirer d’embarras, les déistes du XVIIIe siècle font appel au témoignage universel. Cela, disent-ils, est raisonnable, que tous les hommes sans préjugé ont cru à toutes les époques de l’histoire. Mais cette enquête historique, ils n’en soupçonnent ni les difficultés ni l’étendue. On la commence à peine aujourd’hui, et ce qui paraît en devoir sortir, ce n’est assurément pas le déisme philosophique de Bolingbroke et de Voltaire. J’en conclus que la religion, j’entends la religion naturelle, n’est pas seulement affaire de raison. Je n’ai pas à insister sur cette vérité banale, si profondément méconnue cependant par les déistes libres penseurs du XVIIIe siècle. Il est dans l’âme humaine des besoins qu’on pourrait appeler religieux, et qui donnent naissance à tout un monde de sentimens, d’intuitions, de croyances, qui n’ont rien à voir avec les propositions identiques et nécessaires de la raison. L’âme, et c’est là sa grandeur et sa puissance, affirme bien au-delà de ce qui est évident ou démontrable. Le génie et la foi sont, à des titres et dans des ordres divers, les parties vraiment hautes de notre nature intellectuelle. Tous les hommes sont également aptes à comprendre les plus simples démonstrations de la géométrie : il n’y faut que la raison ; mais très peu ont le génie, et tous ne sont pas également croyans, ni ne croient les mêmes choses. Et ces différences ne tiennent pas seulement à l’inégalité de culture intellectuelle et scientifique ; pourvu qu’elle ne soit pas en contradiction trop directe avec les données de la science positive, la foi, même chez les plus éclairés, ne relève que d’elle-même. M. Renan, et après lui M. Janet, estiment que la religion est surtout chose individuelle et de for intérieur : rien de plus vrai. Voilà pourquoi la prétention de constituer une religion purement rationnelle nous paraît chimérique. Voilà pourquoi le déisme du XVIIIe siècle n’a pas satisfait les âmes religieuses et est aujourd’hui désavoué avec mépris par ceux pour qui la science est la seule religion.


L. CARRAU.