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à travers les résistances d’une matière éternelle dont il n’a pu entièrement vaincre l’inconsciente perversité.

Cette dernière alternative, qui n’est pas celle de Bolingbroke, semble acceptée déjà par son disciple Voltaire. C’est ainsi que, l’une après l’autre, sortent nécessairement toutes les conséquences logiques d’une méthode. En philosophie, Voltaire, sous son apparente légèreté, a parfois des vues pénétrantes et dignes d’un vrai penseur. Il paraît avoir compris que, l’expérience ne nous donnant rien d’infini, il est contraire à toute induction expérimentale d’attribuer à Dieu l’infinité. Il tient pour le vide, avec Newton contre Descartes, et le vide, dit-il, prouve que la nature et Dieu sont finis. Donc, ni l’intelligence ni la puissance de Dieu ne sont infinies ; Dieu est borné par la résistance de la matière, et le mal est nécessaire. Dans cette application, très logique, selon nous, des données de l’expérience externe à la théodicée. Voltaire va jusqu’à soutenir que Dieu ne peut être simple, et qu’il est étendu. Certains disent bien aujourd’hui qu’il doit être un grand cerveau !

Nous ne pouvons d’ailleurs savoir que fort peu de chose de son essence. Il est aussi impossible de le nier, en face de l’ordre universel, qu’il est impossible de le connaître. Dans les prétendus attributs métaphysiques, tout est contradiction. Ce qu’il est permis de conjecturer, c’est que Dieu n’est pas une substance à part, il est dans toute la nature ; il l’anime, il en est la vie, comme la sensation anime tout le corps, sans en être séparable. Il ne saurait donc être question de sa personnalité. S’il est libre, c’est à la condition d’agir nécessairement. Il n’a pas d’affections humaines ; il n’est pas un père tendre, ayant soin de ses enfans. « Le sage reconnaît une puissance nécessaire, éternelle, qui anime toute la nature, et il se résigne. » Il se résigne, mais il ne glorifie pas l’auteur des choses, parce qu’il est loin de penser que tout est pour le mieux. Voltaire repousse avec une sorte d’éloquence indignée l’optimisme de Bolingbroke, de Pope, de Shaftesbury. Pour lui, le mal est partout, et il déborde, dans l’histoire comme dans la nature, au moins dans cette partie de la nature qui est douée de sensibilité. Les animaux sont encore moins malheureux que l’homme, en dépit du carnage immense et réciproque qui est la loi même de leur conservation. « Ceux qui ont crié que tout est bien sont des charlatans. Shaftesbury, qui mit ce conte à la mode, était un homme très malheureux. J’ai vu Bolingbroke, rongé de chagrins et de rage, et Pope, qu’il engagea à mettre en vers cette mauvaise plaisanterie, était un des hommes les plus à plaindre que j’aie jamais connus, contrefait dans son corps, inégal dans son humeur, toujours malade, toujours à charge à lui-même, harcelé par cent ennemis jusqu’à son dernier moment. Qu’on me donne du moins des heureux qui me