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celle qui a pour objet le monde physique. Bien que nous ne puissions rien savoir de l’essence divine et du mode d’opération de la toute-puissance, les attributs naturels peuvent être raisonnablement conjecturés : à l’égard des attributs moraux, notre ignorance est beaucoup plus profonde. C’est pur anthropomorphisme que de transporter en Dieu, ainsi que le font les théologiens, les qualités et les vertus humaines : « c’est faire de Dieu un homme infini. »

Si l’on ne peut affirmer que Dieu soit bon et juste, il ne s’ensuit pas, selon Bolingbroke, que l’optimisme ait tort. « Tout ce que Dieu fait est grand et bon en soi, mais ne paraît pas toujours tel si nous le rapportons à nos idées de justice et de bonté. » En d’autres termes, l’univers a une valeur plutôt esthétique que morale ; Dieu est un créateur tout-puissant, un admirable architecte : il n’est pas prouvé qu’il soit pour les hommes un juge et un père. Ou, s’il est permis de supposer en lui l’existence d’attributs moraux, ce n’est que dans la mesure où ils sont impliqués par sa sagesse. Son intelligence seule nous répond de sa moralité.

Cette curieuse doctrine, pense M. Leslie Stephen, pourrait bien avoir été suggérée à Bolingbroke par le désir d’être désagréable aux théologiens, qu’il affecte de confondre avec les athées. Que font, en effet, les théologiens? Pour rendre nécessaires la rédemption, la vie future, les peines et les récompenses éternelles, ils nous peignent l’humanité déchue, impuissante par elle-même pour le bien, plongée dans un abîme de misères. Mais qu’est-ce autre chose que nier l’ordre et l’harmonie du monde, la beauté de l’œuvre divine, la puissance, la sagesse, la bonté, la justice de son auteur? Qu’est-ce autre chose que l’athéisme? Bolingbroke ne serait optimiste que pour contredire Butler et tous les orthodoxes.

Cela est possible, mais peu intéressant pour l’histoire générale des idées. Ce qui l’est davantage, c’est de rechercher si la doctrine de Bolingbroke est une conséquence légitime de la méthode expérimentale réduite à l’observation du monde extérieur et aux inductions qu’il est permis d’en tirer. Et il semble bien qu’elle soit même la seule conséquence légitime de cette méthode quand on voit le plus grand des empiriques contemporains, Stuart Mill, aboutir à des conclusions analogues. Pour Mill, comme pour Bolingbroke, le spectacle de l’univers laisse entrevoir une puissance et une sagesse ordonnatrices, mais ne nous dit rien de la justice et de la bonté du démiurge. Bien plus : l’indifférence suprême de la nature à l’égard du bonheur humain, une sorte de raffinement dans les souffrances imméritées qu’elle inflige aux êtres-sensibles, une amoralité absolue dans la répartition des biens et des maux entre les hommes, conduisent à penser que l’auteur, quel qu’il soit, du cosmos, est, ou dénué d’attributs moraux, ou impuissant à les manifester