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le seul guide sûr, la seule méthode légitime. Et Bolingbroke, qui n’a ni l’impartialité ni le sérieux d’un vrai penseur, poursuit les aprioristes de la même haine et des mêmes invectives dont il poursuivait son adversaire politique Walpole; comme Tindal et Toland, comme son élève Voltaire, il ne connaît guère qu’une philosophie de combat : c’est dire qu’il ne faut pas lui demander beaucoup de cohérence dans la doctrine ni une parfaite rigueur de raisonnement. Il affirme plus qu’il ne prouve et se contredit fréquemment. Ce sont manières de grand seigneur; bon pour les cuistres de ne pas se prononcer là où l’évidence fait défaut et d’être respectueux de la logique. Voltaire aussi a ce ton cavalier en des matières qui ne le comportent pas ; mais il le fait accepter à force d’esprit et de grâce française.

Il y a pourtant dans Bolingbroke les membres peu cohérens d’une philosophie religieuse qui n’est pas absolument méprisable. D’abord il est déiste, et déiste convaincu. S’il repousse les preuves a priori de l’existence de Dieu (bien qu’à l’occasion il en emprunte une à Clarke), il se croit en mesure d’établir par expérience la réalité d’un Ouvrier suprême. Il en appelle d’abord au témoignage du genre humain : n’est-il pas vrai que les traditions de tous les peuples s’accordent sur ce fait que l’univers a eu un commencement? Son érudition, certes, pas plus d’ailleurs que celle de Voltaire, n’est ni bien sûre ni très étendue ; mais c’est, après tout, une application légitime de la méthode expérimentale que de chercher, dans les manifestations les plus anciennes et les plus spontanées de la pensée religieuse, les titres de la croyance en la divinité. Cette méthode est celle-là même que met en œuvre avec tant d’éclat M. Herbert Spencer. Par malheur, il s’y mêle nécessairement une forte dose d’interprétation et de conjecture. Ainsi Bolingbroke va jusqu’à supposer que les premiers hommes ont bien pu voir directement le Créateur formant en différentes contrées de nouvelles races d’animaux. — Évidemment, si les auteurs primitifs des légendes cosmogoniques ont été des témoins oculaires, on ne peut leur refuser une grande valeur.

L’autre argument empirique invoqué par Bolingbroke est celui des causes finales. La puissance et la sagesse divines s’établissent expérimentalement par la considération de l’ordre universel. Mais voici où Bolingbroke devient presque original. Le spectacle de la nature nous permet, dit-il, d’induire l’existence d’un être doué d’attributs en rapport avec l’existence et l’organisation de cette nature; et ces attributs, puissance et sagesse, on peut les appeler naturels ; mais il ne nous apprend rien sur la justice et la bonté du Créateur. Ce sont là des attributs moraux, et nous n’en prenons quelque notion que par l’étude de nous-mêmes et de nos semblables. L’expérience, pour Bolingbroke, n’est au fond que l’expérience sensible.