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le seigneur bourguignon du Francion, est-ce ainsi que vous me privez cruellement du récit de vos plus plaisantes aventures ? Ignorez-vous que ces actions basses sont infiniment agréables et que nous prenons rnême du contentement à ouïr celles des gueux et des faquins, comme de Guzman d’Alfarache et de Lazarille de Tormes? » Le Sage, qui fut un des traducteurs de Guzman, rajeunit et doubla la popularité du genre en publiant son Gil Blas. En Allemagne, Grimmelshausen écrivit, d’après le même procédé, son Simplicissimus. En Angleterre, où le sort du roman picaresque a été examiné de moins près, Lazarille eut, en moyenne, une édition tous les dix ans pendant deux siècles, et des romans originaux de cette sorte furent publiés au XVIe siècle par Nash; au XVIIe , par Richard Head; au XVIIIe, par Defoe et par Smollett. L’initiative de Nash fut d’autant plus importante et méritoire qu’avant lui l’élément comique manquait à peu près totalement en Angleterre au roman en prose ; les contes à la française n’avaient pas trouvé d’imitateurs ; les auteurs d’Arcadies s’étaient préoccupés surtout de peindre les sentimens nobles, et le don d’observation que possédait la race anglaise courait risque de ne pas s’exercer de longtemps ailleurs qu’au théâtre ou dans les contes en vers ou les essais moraux.

Nash faisait partie de ce groupe de jeunes gens pleins de verve, d’entrain et d’imagination qui illustrèrent la première moitié du règne d’Elisabeth’, se figurèrent pouvoir vivre de leur plume et moururent tous vite et misérablement. Il avait environ trente-cinq ans à sa mort ; Marlowe en avait vingt-neuf; Peele, trente ; Greene, trente-deux. Nash écrivit sur toute sorte de sujets, « aussi vite, disait-il, que sa main pouvait trotter; » il publia des pamphlets sans nombre, soutint une rude guerre contre Gabriel Harvey, se lança joyeusement dans la controverse de Martin Marprelate, composa une dissertation de philosophie sociale, l’Anatomie de l’absurdité; une sorte d’autobiographie, la Supplication au diable de Pierre Sans-le-sou; une mascarade, le Testament et les Dernières Volontés de l’été; un Écrit pour le carême, suivi d’un Éloge du hareng-saur ; un roman, le Voyageur malheureux, ou la Vie de Jack Wilton, qui, fort injustement, est demeuré jusqu’ici son ouvrage le moins connu.

Nash a, comme Sidney, entre autres mérites, un amour passionné pour les lettres anglaises. Esprit lucide, satirique, gai, ennemi des excès et des fanfaronnades, il se rend très bien compte que Marlowe et ses émules passent la mesure, eux qu’on voit, dans leurs hyperboles téméraires, « prendre Borée par la barbe et le taureau du zodiaque par les fanons ; » mais il sait discerner la vraie poésie et il l’adore ; il est indulgent pour les poètes, qui ont « purifié