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lions, des ours, des ennemis venus de Corinthe. Ils se perdent, se retrouvent, se racontent leur histoire. L’amazone masculine surtout fait des prodiges, car elle n’a pas à lutter seulement par le fer, mais encore par le raisonnement. Elle se trouve si jolie sous ce costume de femme que le vieux roi Basilius, jusque-là sage et vertueux, devient éperdument amoureux d’elle, aussi imprudent que Fleur-d’Épine, dans l’Arioste ; tandis que la reine, qui n’est pas dupe de la transformation, sent naître en son cœur une intense passion pour la fausse amazone et une terrible jalousie à l’endroit de sa propre fille, Philocléa.

Il va sans dire que Sidney n’a voulu peindre qu’une seule passion : l’amour ; il la décrit telle qu’on la connaissait et pratiquait alors. La plupart des héros de l’Arcadie parlent comme Surrey, Wyatt, Watson et tous les « amouristes » du siècle, comme Sidney lui-même quand il s’adressait à quelque autre que Stella. La retenue de ces personnages est égale à leur tendresse ; vaillans comme des lions devant l’ennemi, ils tremblent comme la feuille devant leur maîtresse ; ils se nourrissent de sourires et de doux regards. Pyroclès-Zelmane assistant, en sa fausse qualité de femme, au bain de sa maîtresse dans le Ladon, est sur le point de s’évanouir d’admiration.

Pourtant, il ne faudrait pas croire que Sidney ne peignît que des amours fades et que cette âme de feu ne sût rendre, en dehors des sonnets à Stella, que des sentimens quintessenciés. Il a créé un personnage qui donne un intérêt permanent à ce roman trop oublié ; c’est cette reine Gynécia que dévore un amour coupable et qui est la digne contemporaine des héros aux fortes passions du théâtre de Marlowe. Avec elle, et pour la première fois, la puissance dramatique du génie anglais quitte le théâtre et se fait jour dans le roman : elle était destinée à y passer tout entière. Gynécia ne se laisse aveugler par aucun subterfuge ; l’amour l’a envahie ; les règles du monde, les lois du sang, les préceptes de la vertu qu’elle a observés toute sa vie se sont obscurcis ; elle ne voit plus rien que ce qu’elle aime et elle est prête, comme la Phèdre antique, à tout fouler aux pieds, tout oublier, foyer domestique, enfant, époux : et il est fort intéressant de voir, dès l’époque de Shakspeare, ce caractère purement dramatique se développer dans un roman.

« O vertu ! s’écrie-t-elle en son tourment, où te retrouverai-je ? Quel monstrueux fantôme t’a éclipsée à mes regards ? Serait-ce vrai que tu ne fus jamais qu’un vain nom et n’eus jamais d’existence réelle, toi qui abandonnes ainsi ta servante jurée, lorsqu’elle a le plus besoin de ta présence chérie ? Douloureuse imperfection de notre raison qui peut seulement prévoir ce qu’elle ne peut prévenir ! Hélas ! hélas ! si j’avais seulement une espérance dans toutes