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IV.

A voir nos bergers d’aujourd’hui couverts de leurs longs manteaux bruns, suivre silencieusement les grand’routes au milieu d’une étouffante poussière qui semble se dégager de leurs moutons, on a peine à s’expliquer l’engoûment qui a fait prêter de si beaux discours et de si jolies aventures à cette race de muets. Les Grecs, les Romains, les Italiens, les Espagnols, les Français, les Anglais ont différé en une multitude de points, mais tous se sont délectés dans les bergeries. Aucune classe de héros dans l’histoire ni dans la fable n’a débité tant de vers ni de prose que les gardeurs de moutons. Ni Ajax fils de Télamon, ni le sage roi d’Ithaque, ni Merlin, Lancelot ou Charlemagne, ni même l’intarissable Grandison, ne peuvent supporter la moindre comparaison avec Tityre. Il est facile d’en donner quantité de raisons, mais le phénomène n’en demeure pas moins singulier. La meilleure explication est peut-être que le prétexte pastoral est un des plus commodes qui soient pour exposer ce qu’on serait embarrassé de dire autrement. Pour beaucoup l’églogue est comme une toile à essayer leurs couleurs et essuyer leurs pinceaux. Plusieurs ne l’avoueraient pas volontiers, et Pope eût voué une haine mortelle à quiconque eût donné cette explication de ses églogues, mais il vaut mieux pour sa gloire croire, sans approfondir, qu’il eut une aussi bonne raison de les écrire. Pour quelques-uns, la pastorale est une allégorie, où l’on peut, si l’on veut, donner place à Cinthia « reine de la mer, » c’est-à-dire à Elisabeth et à un « berger de l’océan » qui est Walter Raleigh ; elle permet de parler aux rois, de quêter discrètement auprès d’eux et de les remercier.

En Angleterre, au temps de Shakspeare, on raffolait du pays d’Arcadie, principalement parce qu’il n’existait nulle part. On pouvait inventer à son aise, supposer de prodigieuses rencontres et des amours inouïes ; personne n’étant allé en Arcadie, ou eût été mal venu à protester que les choses s’y passaient différemment. Nous jugeons aujourd’hui d’une façon exactement opposée ; il faut qu’on nous parle de faits bien vérifiés et de pays parfaitement connus, de péripéties garanties, certifiées et contrôlables sur-le-champ. C’est pourquoi, bien loin de nous transporter en Arcadie, nos romans se déroulent souvent dans nos cuisines et nos escaliers de service. Ce n’est plus du tout comme au temps de Robert Greene.

Aussi ne s’est-on guère demandé si d’aventure quelqu’une de ces « Arcadies » si chéries de nos pères n’auraient pas contenu leur part de beautés durables et si leur long succès ne s’expliquerait