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avec lequel il avait lu ce livre quand il était « un petit singe à Cambridge ; » vainement Shakspeare montrait le cas qu’il faisait de ce style en le prêtant à Falstaff (comme si celui-ci eût été un contemporain), lorsque le digne chevalier veut admonester le prince Henri dans le style des cours. Vieilli dans sa taverne, Falstaff ne se doute pas que ces gentillesses, à la mode du temps qu’il était mince comme son page, sont maintenant la risée de la jeune génération. Assez de gens toutefois, a qui le livre rappelait sans doute le souvenir de leur printemps, partageaient la naïveté de Falstaff et restaient fidèles à Lyly ; si parmi les lettrés on cessa vite de l’imiter, son livre fut longtemps d’une lecture courante et l’on continua jusque sous le règne de Charles Ier à le réimprimer. Quant à la période d’imitation, ce le de la grande gloire de l’euphuisme, elle ne dura guère que dix ou quinze ans, mais elle vit naître des ouvrages qui ne sont pas sans importance pour l’histoire des origines du roman.


III.

Les deux plus illustres élèves de Lyly furent Thomas Lodge et Robert Greene, romanciers et dramaturges comme lui. Doués d’un tempérament moins tranquille et moins sociable que leur modèle, ils eurent une existence accidentée bien caractéristique de leur époque. Lodge était fils d’un riche épicier de Londres qui avait été lord-maire. Né vers 1557, il avait connu Lyly à Oxford, avait étudié le droit ; puis, cédant à ces envies de batailler et de voir le monde qui poussaient au dehors la jeunesse anglaise de son époque, il avait fermé pour un temps ses livres et s’était fait corsaire, visitant les Canaries, le Brésil et la Patagonie. Il rapporta de ses expéditions, en guise de butin, des romans qu’il avait écrits en mer pour se distraire des ennuis de la traversée et de la préoccupation des tempêtes : l’un s’appelait là Marguerite américaine, un autre Rosalynde. Ce dernier tomba entre les mains de Shakspeare et lui plut ; il en tira la donnée de Comme il vous plaira. C’est un récit pastoral ; on y voit les bergers de la forêt des Ardennes roucouler mélodieusement aux pieds de leurs bergères ; celles-ci sont aussi cruelles que jolies, et ceux-là aussi éloquens que malheureux. Tous ont reçu une si bonne éducation, que l’anglais et le français leur sont également familiers ; un berger bien né sait, dans ces romans, demander en français au dieu d’amour que le cœur de sa belle ne soit pas « de glace, bien qu’elle ait de neige le sein. » Tout cela est fort doux assurément, mais Lodge n’oublie pas tout à fait son métier de corsaire et il prend soin, pour ôter aux critiques l’envie de rire, de brandir de temps en temps sa rapière et d’écrire des