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à l’été, » et Malory oublie sa réserve ordinaire au point d’avouer ce qu’il pense de l’amour : c’est le premier essai d’analyse des sentimens que compte en Angleterre la littérature des romans en prose. Malory veut qu’on aime Dieu d’abord et ensuite sa dame ; et pourvu qu’on aime Dieu d’abord, l’autre amour lui semble non-seulement permis, mais recommandable : c’est une vertu. Aujourd’hui, il est vrai, dit le bon chevalier, qui ne se doute pas que son grief est de tous les temps, les hommes ne savent plus aimer huit jours de suite : « Tel n’était pas l’amour au temps passé ; hommes et femmes pouvaient s’aimer sept ans, » sans qu’aucun désir matériel vint se mêler à leur pure tendresse. « Voilà, ajoute-t-il, oubliant que son Lancelot et son Tristan attendirent beaucoup moins de sept ans, comment on s’aimait du temps du roi Arthur! » On voit que son analyse de l’amour n’est pas très compliquée; il y avait infiniment mieux que cela dans Chaucer, mais Chaucer était un poète et non un romancier.

Personne ne s’aperçut de la froideur des récits de Malory ; il écrivait pour un peuple jeune et enthousiaste; c’était l’époque du renouveau par toute l’Europe, du printemps de la littérature moderne, l’époque de la renaissance. Il n’était pas besoin de dépeindre au naturel les passions et les mouvemens du cœur pour exciter l’émotion du lecteur; il suffisait de lui raconter les événemens; son imagination faisait le reste et brodait indéfiniment, sur le canevas monochrome, des visions de toutes couleurs. Le livre eut tout le succès que Caxton pouvait attendre ; il fut constamment réimprimé pendant le XVIe siècle, et ravit les contemporains de Surrey, d’Elisabeth et de Shakspeare. Le grave Ascham eut beau le condamner; il survécut à la condamnation, comme les fêtes de Robin Hood aux prédications de Latimer. Quand la nation devint plus réfléchie ou plus difficile en matière d’analyse, elle négligea le vieux livre. Après 1634, deux cents ans se passent sans qu’on le réimprime ; dans notre siècle, il a eu un regain de succès, non pas seulement auprès des curieux, mais auprès d’une classe de lecteurs qui ne sont pas plus exigeans que n’étaient les conseillers de Caxton, et qui s’intéressent plus aux faits qu’aux sentimens. Cette classe de lecteurs est celle des enfans ; de notre temps, le livre de Malory a été maintes fois réédité pour eux, et c’est à sir Thomas que beaucoup d’Anglais d’aujourd’hui doivent la première connaissance qu’ils aient eue d’Arthur et de la Table-Ronde.

Le conte en prose fut beaucoup plus difficile à acclimater en Angleterre. Il y faut une langue et un esprit extrêmement vifs et souples, et le seul Anglais qui eût ces qualités, savoir Chaucer, les employa seulement en poésie. Pendant des siècles, il semble être resté chez nos voisins, du fait de la conquête, un certain discrédit sur la