Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 79.djvu/584

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ils se font raconter en prose, dès le second siècle après la conquête, des histoires qui nous sont parvenues et qu’on ne lira jamais sans plaisir, celle de Floire et Blanchefleur, ou peut-être même celle de cet Ancassin qui préfère « sa douce amie » au paradis, avec plus de désinvolture encore que s’il s’agissait seulement de la grand’ ville du roi Henri, et où le Tout-Puissant n’intervient pas à la façon du Jehovah de la Bible ; mais bien en « Dieu qui les amans aime. »

De la fusion de ces deux genres de récits, l’épopée roman et le conte, devait naître, dans tous les pays d’Europe, le roman tel que nous le connaissons aujourd’hui. Le premier devait donner au roman son ampleur, sa richesse d’incidens, sa grande allure; le second sa finesse d’observation, son habileté dans l’expression du détail, ses traits de nature, son réalisme : et, si l’on veut bien les examiner, on trouvera, dans la plupart de ces tragi-comédies familières qui sont nos romans d’aujourd’hui, la trace visible de leur double et lointaine origine.

Après s’être tus pendant longtemps, les Anglo-Saxons essayèrent d’imiter dans leur langue cette nouvelle littérature et, de préférence, d’abord les poèmes épiques, moins contraires que les autres récits à leur esprit national. A leur tour, ils chantèrent Arthur ; ils adoptèrent de bonne foi sa gloire, comme si c’était celle d’un ancêtre, et tel d’entre eux, Layamon par exemple, consacra trente-deux mille vers au héros celtique sans s’arrêter le moins du monde à la pensée que les victoires d’Arthur étaient des défaites anglaises. Puis vinrent d’innombrables poèmes sur Charlemagne et Roland, Gauvain et le chevalier Vert, Beuve de Hanstone, Percival, Octavien et la guerre de Troie ; à la longue le vers fit place à la prose, et ce fut un pas de plus dans la direction du roman moderne.

Le plus fameux de ces ouvrages en prose anglaise fut celui de sir Thomas Malory, dont l’apparition marque une grande époque dans l’histoire des lettres chez nos voisins : la fin du moyen âge et le commencement de la renaissance. Ce fut un des premiers livres imprimés en Angleterre. Il y avait peu de temps que Caxton, aussi émerveillé de son art que ses contemporains eux-mêmes, avait fait observer pour la première fois aux lecteurs de ses livres cette grande curiosité « que les plumes et l’encre n’avaient pas servi à en former l’écriture, » lorsque sortit de ses presses de Westminster le recueil de sir Thomas, appelé vulgairement la Mort d’Arthur. Pourquoi cette publication, alors que tant d’ouvrages fameux se disputaient la préférence et les soins de l’imprimeur? Caxton s’en explique très nettement : d’abord, pour lui comme pour Layamon, Arthur est un personnage national, et les Anglais doivent être fiers de lui ; ensuite il est un des neuf héros, ninc worthies, de l’humanité.