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par un douloureux sacrifice : l’ambulance n’avait reçu que tardivement son ordre de marche; les cacolets, les brancards, les chevaux, les mulets, les voitures dont elle pouvait disposer, tout venait de partir surchargé de blessés et de malades; il en restait encore une vingtaine. Comme au Coudiat-Aty, les troupes étaient déjà loin et les Arabes tout près ; les chirurgiens avaient perdu ou donné leurs chevaux pour le service ; à peine eurent-ils le temps de prendre leur course et de rejoindre l’extrême arrière-garde. Une heure après le départ, les rangs recommencèrent à s’éclaircir : les hommes, exténués de fatigue et de faim, ne pouvaient plus suivre; l’un d’eux, un soldat du 17e léger, était tombé sur le bord du chemin; pendant que le docteur Bonnafont essayait, par une goutte d’eau-de-vie, de ranimer ses forces, le duc de Caraman passa: c’était un vieillard de soixante-quinze ans; il mit pied à terre, aida le chirurgien à hisser le malade en selle et conduisit le cheval par la bride jusqu’au lieu de halte. « Docteur, disait-il en cheminant, il y a, au-dessus de tous ces malheureux événemens, une chose qui m’étonne et qui fait mon admiration, c’est la résignation avec laquelle le soldat supporte ses misères : il n’a ni à boire ni à manger, il se bat du matin au soir; s’il peut se coucher, c’est dans la boue; pas une plainte ne sort de sa bouche, c’est admirable. »

Dans la journée, la poursuite des Arabes ne fut plus aussi pressante; cependant il paraissait y avoir moins de calme parmi les troupes ; les propos regrettables tenus la veille par le général de Rigny et qu’un petit nombre d’auditeurs avaient rapportés, étaient commentés dans les rangs et d’autant plus grossis qu’ils étaient répétés davantage. On en causait encore quand on arriva au bivouac de Sidi-Tamtam. Le tombeau du marabout, qui avait été respecté à l’aller, ne le fut plus au retour : il fut jeté bas, et le bois qu’on retira des décombres servit à faire bouillir la soupe au blé des escouades. Le maréchal avait été informé de l’effet de plus en plus fâcheux que produisait dans l’armée l’incartade du général de Rigny. Le soir, tous les chefs de corps et de service reçurent l’ordre de se rendre, à huit heures, dans la tente du maréchal ; après leur avoir demandé si, la veille, ils avaient aperçu du désordre dans la colonne, et sur leur réponse négative, il leur fit donner lecture d’un ordre du jour d’où ressortait, en relief, la phrase suivante : « Je vous félicite d’avoir méprisé les insinuations perfides, les conseils coupables d’un chef peu propre à vous commander, puisqu’il ne sait pas souffrir comme vous, comme nous. Je rends ce chef au ministre de la guerre. » Le cercle était rompu depuis une demi-heure quand le général de Rigny se présenta; le maréchal lui dit d’aller prendre connaissance de l’ordre du jour à l’état-major. Il