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par écouter les miens ; mon arrière-garde est en péril ; j’ai sur mon flanc droit une forte colonne d’Arabes qui n’attend que le moment favorable pour nous couper ; le maréchal ne se soucie que de son avant-garde ; il faut qu’il l’arrête. » Le capitaine Bertrand se hâta de retourner au maréchal, qui, surpris de cette étrange communication, se mit au galop avec le duc de Nemours et l’état-major. Sur son ordre, les premières troupes s’arrêtèrent : à peu de distance de là, il vit accourir le général de Rigny : « Qu’y a-t-il donc, général ? — Il y a du désordre dans la colonne ; nous laissons beaucoup trop de monde en arrière. » Puis, d’un ton animé, le général répéta ce qu’il avait dit au capitaine sur l’imminence d’une attaque ; il ajouta même : « Ahmed seul sait faire la guerre. » Quelques minutes après, devant un groupe d’officiers dont était le capitaine de Mac Mahon, il dit encore : « M. le maréchal, au lieu de s’en aller je ne sais où, aurait dû rester à l’arrière-garde. Je ferai connaître sa conduite à la France. » En poussant plus loin, le maréchal croisa tous les corps qui marchaient en bon ordre ; on n’entendait pas un seul coup de feu ; néanmoins, arrivé à la hauteur des derniers pelotons, il commanda halte, face en arrière, et fit mettre du canon en batterie. Des officiers furent envoyés an lieutenant-colonel Duvivier, au commandant Changarnier, pour savoir d’eux quelles étaient les causes de cette sorte de panique dont avait été saisi leur général ; ils répondirent l’un et l’autre qu’ils n’y comprenaient rien, que depuis longtemps tout était calme, et que les dernières heures de la journée n’avaient pas été plus particulièrement troublées que les précédentes. Après avoir attendu quelques momens encore, le maréchal fit reprendre la marche aux troupes étonnées de ce temps d’arrêt.

Au bout d’une demi-heure, la colonne s’arrêtait au bivouac de L’Oued-Talaga ; les gens de Jusuf y découvrirent, par bonheur, des silos qui furent promptement vidés ; les chevaux reçurent une bonne ration d’orge et de fèves ; les soldats se jetèrent sur le blé, qu’ils furent réduits à manger en nature, leurs dents faisant office de meule ; le bois manquait pour le faire griller on bouillir. Une ou deux heures après l’arrivée au bivouac, le duc de Mortemart, l’intendant Melcion d’Arc, le commandant Saint-Hypolite et le capitaine de Drée, officier d’ordonnance du maréchal, vinrent trouver le commandant Changarnier et lui racontèrent ce que le maréchal venait de leur dire, peu d’instans auparavant, dans sa tente : « Si je recevais une blessure, je me hâterais de mettre aux arrêts tous les officiers supérieurs en grade à Changarnier ou plus anciens que hri. Si je suis tué, ma foi, dépêchez-vous de vous insurger et de décerner le commandement à Changarnier, sinon vous êtes tous… perdus ! »

La journée du 26 novembre s’annonça mal ; la matinée fut attristée