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mais uniformément nue et triste, sans un seul arbre, sans un seul arbuste, peuplée seulement dans les friches d’un fouillis de grands chardons. Alors chaque homme reçut l’ordre de faire un fagot qu’il porterait au-dessus de son sac et de couper dans le taillis un brin de 2 mètres qu’il tiendrait comme un bâton de pèlerin. L’état-major avait calculé qu’employée aux feux de bivouac, cette provision de bois suffirait aux besoins de la troupe jusqu’à Constantine. « Si du moins, ajoute le témoin à qui nous devons ce détail, la gourde pleine avait été attachée à ces bâtons, elle aurait donné du courage à nos pauvres soldats qui faisaient déjà peine à voir, chargés comme de vrais baudets et marchant sur un sol où l’on enfonçait jusqu’à la cheville. » Après la halte que nécessita cette petite opération, l’armée alla bivouaquer aux ruines d’Announa, au pied du Djebel-Sada, le mont difficile à franchir. Au sommet s’ouvre le col de Ras-el-Akba, que les Arabes nomment aussi le Coupe-gorge. A force de travail et d’énergie, à grands renforts d’attelages, l’artillerie et le convoi purent, en vingt-quatre heures, s’élever jusqu’au col. L’autre versant, moins abrupt, conduisit l’avant garde au bord de l’Oued-Zenati, qui n’avait qu’un filet d’eau. Le 19, elle établit son bivouac auprès du marabout de Sidi-Tamtam, un des lieux saints vénérés des Arabes. Le maréchal donna les ordres les plus sévères pour qu’il fût respecté religieusement.

Jusque-là on n’avait rencontré ni amis ni ennemis ; on avait entrevu, çà et là, quelques douars, quelques troupeaux, dont les gardiens impassibles regardaient d’un œil indifférent passer la colonne. En vain le brillant Jusuf caracolait devant eux, à la tête de sa troupe aux burnous flottans, aux bannières déployées; en vain le rythme étrange de ses hautbois aigus et de ses tambourins ronflans envoyait à tous les échos cette sorte de psalmodie bizarre, dont la répétition monotone a tant de charme pour les oreilles arabes ; il ne voyait rien venir des alliés attendus. Tout s’accordait dans cette abstention suspecte : les hommes sans expression, la terre sans verdure, le ciel sans sérénité. Le moment approchait où les hommes, la terre, le ciel, allaient cesser d’être neutres. Le 19, dans la soirée, des coups de feu furent tirés sur l’arrière-garde ; le capitaine de Prébois, qui faisait un levé topographique, faillit être enlevé. Pendant la nuit, un vent glacé se mit à souffler violemment du nord; la pluie tomba serrée, mêlée de grêle, puis de neige, par rafales; elle ne cessa pas de tout le jour suivant ni de toute la nuit suivante. La terre grasse, pénétrée d’eau, s’enfonçait sous le pied des hommes, sous le sabot des chevaux, sous les roues des voitures : après bien des haltes et des arrêts dans la boue, il fallut laisser le convoi se traîner péniblement en arrière. Le jour lirait à sa fin quand la tête de colonne atteignit le plateau de Somma. Là se dressait, solitaire et imposant dans sa ruine, un monument