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les mêmes conventions : leur concert est comme un orchestre où tous les instrumens, d’accord, joueraient faux. Or, chez M. Becque, c’était justement le contraire. On s’apercevait, on aurait juré, sur la foi de l’évidence, que ces deux caractères, ceux du père et de la mère, n’étaient pas seulement vraisemblables, mais vrais ; vrai encore, malgré le souffle allégorique dont il était enflé, celui de Michel Pauper ; et de même celui du vieillard bien intentionné, mais prolixe, et que l’écrivain n’eût pas imaginé ainsi pour le plaisir. Oui, tous ces personnages étaient vrais ; ils sentaient, ils agissaient selon la nature : et, chacun ayant son langage aussi bien que sa voix, ils parlaient à l’ordinaire dans un même ton, qui se trouvait celui de la comédie bourgeoise : comment leur refuser attention ou sympathie ? Mais voici que deux caractères, et d’une importance capitale, celui de la jeune fille et de l’amant, étaient invraisemblables, aussi bien que leurs actions ; et voici que l’une s’exprimait en lyrique, et l’autre en cynique ! Ce qu’on trouvait d’odieux à leurs sentimens, et d’absurde à leur conduite, et de plus ou moins détonnant à leurs discours, on estimait que l’auteur le leur avait gratuitement prêté, on en restituait le fâcheux honneur à sa fantaisie, et la restitution ne se faisait pas sans colère ni tumulte. Non, une telle jeune fille, un tel jeune homme n’avait pas existé ; aucune créature humaine ne s’était comportée ainsi ; jamais, en un pareil milieu, n’avaient résonné ces paroles. Tout cela n’était qu’une invention méchante de l’auteur, soudainement égaré : on lui faisait bien entendre, et par des murmures et par des rires, qu’on n’y croyait pas et qu’on en rejetait sur lui seul toute l’abomination. Comment de cette parfaite vérité avait-il passé à ce parfait mensonge ? Pendant le deuxième acte et le troisième, où ces singulières amours occupaient une grande place, on lui tenait rigueur. Après quoi, détournée de cette passion, l’héroïne rentrait dans le naturel, tandis que ce scandaleux héros était mis à l’écart. Devenue la femme de Michel Pauper, elle écoutait avec les sentimens qu’il fallait sa déclaration nuptiale ; comme il convenait aussi, elle y répondait par l’aveu de sa honte. Lui, cependant, c’est par un juste progrès qu’il s’était peu à peu monté au lyrisme, et ses accens avaient touché d’abord, puis ravi tous les cœurs ; éclatant comme elle le devait et au sommet de l’ouvrage, la foudre de sa colère ébranlait toutes les âmes. L’émotion, après ce coup, se calmait à peine pour le cinquième acte, où l’on assistait, avec une curiosité respectueuse, à son agonie. Non, décidément, ce n’était pas là un mélodrame ordinaire !

Voilà les sensations du public et le compte qu’il s’en est rendu ; il a éprouvé ces étonnemens divers, il s’en est donné ces raisons. Cependant ces raisons, étaient-ce bien les véritables ? On s’indigne, on admire, c’est un fait ; mais sur les causes de cette admiration ou de cette indignation, sur quelques-unes au moins, à l’heure même où l’on subit ce trouble, on peut se tromper. Ici, l’espèce même de la faute qu’on