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hallucination de patriotisme, il tue, et va mourir. Ce duo est une des plus grandes pages de la partition ; c’est finir glorieusement que de finir ainsi.

Telle est l’œuvre de M. Paladilhe : œuvre forte, sincère, élevée, à laquelle manque seulement un peu de personnalité pour être une très grande œuvre. Après en avoir dit les faiblesses et les beautés, nous souhaitons que le public soit plus sensible à celles-ci, et qu’il leur fasse avec nous la première place.

Patrie ! est montée avec un goût et un soin dont nous avons plaisir à féliciter MM. Ritt et Gailhard. L’ouvrage était particulièrement difficile à mettre en scène, et les privilégiés qui assistent aux répétitions de l’Opéra savent quelle activité, quelle science et quelle conscience les conduit.

M. Duc chante avec toute sa voix, et Mme Krauss avec tout son cœur. Ultimum moriens, disent, je crois, les physiologistes en parlant du cœur ; c’est lui qui mourra le dernier chez l’illustre artiste. Partout ou retrouve encore la physionomie, les attitudes de la grande tragédienne et le style de la grande cantatrice. Nulle autre que Mme Krauss ne pouvait créer Dolorès. — Mme Bosman, qui chantait l’an dernier l’infante du Cid, chante cette année Rafaële, une autre princesse également bienfaisante. Elle remplit à souhait ces rôles de charité. Aurait-elle deviné que chez les Grecs charité voulait dire grâce ?

Le talent de M. Édouard de Reszké et le rôle du duc d’Albe ne se conviennent qu’à demi. Cette admirable voix ne pourra jamais se durcir ni laisser percer le fer sous les flots de son velours. Mais l’excellent artiste garde partout sa belle tenue, et le rôle avec lui gagne encore plus en noblesse qu’il ne perd en cruauté. M. Muratet est un fort agréable La Trémouille : il dit avec distinction le madrigal du second acte. MM, Berardi, Sentein, et Dubulle surtout, sont beaucoup plus que convenables, et M. Sapin brûle d’un zèle toujours plus ardent.

Quant à M. Lassalle, d’un bout à l’autre de son rôle de Rysoor, il est simplement admirable, et, ce qui vaut mieux encore, admirable simplement. Il chante comme un violoncelle, disait-on derrière nous ; c’est comme douze violoncelles, qu’il faudrait dire. Sa voix, son style, son jeu, tout est noble, tout est calme surtout, et en art la beauté suprême est peut-être dans le calme. Il chante le premier air du quatrième acte avec un enthousiasme et cependant une possession de lui-même ; il dit l’oraison funèbre du sonneur avec une sérénité, un détachement de la vie, qui se sentent profondément, mais ne s’analysent guère. Il ne suffit pas de féliciter un artiste qui nous donne de pareilles joies ; il faut le remercier, et nous le faisons ici de toute notre âme.


CAMILLE BELLAIGUE.