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Ces hommes sont vraiment superbes. Grands, très élancés, la peau remarquablement blanche : leur chef surtout, qui d’ailleurs est d’un blond très franc. Ils n’ont point le type bakhtyari ; ils ressemblent plutôt aux Farsis, avec quelque chose de beaucoup plus fin dans les traits. Ils se mettent trois pour appuyer chaque cheval et l’empêcher de se laisser renverser par l’eau.

Au bout d’un moment, je suis plongé jusqu’aux cuisses dans une eau glacée, ne me rendant plus compte si mon cheval marche encore, étourdi par la vertigineuse rapidité de l’eau qui passe autour de notre groupe. Je perçois une violente secousse. C’est un des guides qui veut m’arracher mon fusil. Mes mains, inconsciemment crispées, ne lâchent pas prise, enfin, après un temps impossible à évaluer, nous voilà tous les deux, M. Rabin et moi, sur l’autre rive. Les guides repassent la rivière, déchargent les mulets et, désormais débarrassés de nous, se partagent les bagages. Notre domestique, armé de son couteau de cuisine, lutte tant qu’il peut. Mais ils remarquent que nous les couchons en joue avec ces fusils dont ils admiraient tout à l’heure la longue portée. Ils rechargent les bêtes et se décident à les faire passer. Convaincus désormais que la violence ne leur réussirait pas, ils demandent humblement le prix du service qu’ils nous ont rendu. Ce qui les tente par-dessus le reste, c’est notre batterie de cuisine; nous leur donnons une cuvette de cuivre, et nous nous quittons les meilleure amis du monde. Un d’eux nous conduit même jusque dans la plaine de Ram-Hormuz; mais rien ne peut le décider à venir plus loin. Il nous montre une lointaine oasis et retourne dans la montagne.

Le soleil se couche, le crépuscule est court et la route à faire encore longue. La nuit est venue, nous sommes perdus. N’ayant aucune raison d’aller dans une direction plutôt que dans une autre, nous nous arrêtons. Pas d’eau, rien à boire, et nous sommes très altérés. Au bout d’un instant, nous ressentons aux bras, aux jambes, partout, de violentes piqûres, fortes comme des coups de lancette. La fortune, qui nous guide depuis ce matin, vient de nous faire asseoir sur une fourmilière.

Nous allions nous endormir jusqu’au jour, qui nous permettrait de retrouver le chemin lorsqu’un galop de plusieurs chevaux se dirigeant sur nous, nous fait craindre une attaque des rôdeurs arabes. Ce sont nos propres bêtes, qui paissaient aux environs et que le passage de quelque fauve a subitement effrayées; et maintenant emportées dans une course folle, le bruit de leur pas va en s’éteignant et cesse tout à fait. Mais ceci ne nous regarde pas ; c’est l’affaire du muletier. Nous reprenons notre sommeil interrompu, et, le lendemain matin, nous arrivons à Ram-Hormuz.


FREDERIC HOUSSAY.