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danger, mais d’un effort. La vie peut donc paraître plus heureuse à l’homme par certains abandons que par certaines résistances, et, même en renonçant à ses droits, il choisit sa part de bonheur.

Mais que la foi religieuse s’empare de cet homme, tout se transforme. Du jour où Christophe Colomb eut deviné un nouveau monde, l’ancien monde changea d’aspect et d’importance à ses yeux. Captif dans la patrie qui l’exilait de son rêve, il ne demanda plus à sa terre natale que les moyens de se rendre vers les contrées révélées à sa foi. Les pouvoirs du temps par leurs longs refus n’usèrent pas sa constance et s’ils lui avaient offert les trésors et les honneurs d’Espagne et d’Italie, sous la condition qu’il renonçât à chercher des contrées douteuses à travers l’inconnu des mers, ils l’eussent dépouillé de toute sa richesse, ils lui auraient demandé le seul sacrifice que ce sujet si fidèle ne pût leur consentir. Ainsi tout chrétien porte en son âme la découverte d’un monde nouveau. Par-delà la vie présente et les étroites bornes de ses joies et de sa durée, ce monde étend l’espace infini de son avenir et de ses espoirs. Pour le posséder, il faut le conquérir. La même certitude qui révèle au chrétien une existence future lui impose ici-bas des règles impérieuses de conduite. Elles le condamnent à vivre d’un continuel renoncement à ses désirs, et cette difficile patience, garantie de l’ordre en ce monde, trouve dans l’autre la récompense d’une félicité sans fin. Tel est le miracle de la foi : en échange d’un droit à venir, elle établit des devoirs immédiats, elle grandit et éloigne à la fois la volonté d’être heureux, rend l’homme capable de souffrir au nom de son bonheur même, et dans le plus égoïste des amours a fait germer l’oubli et le sacrifice de soi-même.

Que des hommes animés de cette foi soient atteints dans leur liberté civile ou politique, ils seront plus disposés que d’autres à le souffrir. Mais que le pouvoir touche à leur liberté religieuse, il leur demande de préférer un maître qui passe au maître qui dure, le repos d’un jour à une vocation immortelle. Cette pensée ne leur laisserait même pas goûter la paix achetée si cher, ils n’auraient pas choisi leur bonheur, ils y auraient renoncé. Le même besoin d’être heureux qui, s’il s’agissait d’un avantage humain, les inclinerait à la soumission, les oblige donc à la résistance.

Contre cette résistance quelle force sera efficace ? Il n’y a plus ici à calculer la contrainte d’après le caractère et l’âge du peuple. Le scepticisme des esprits et la corruption des mœurs affaiblissent sans doute la religion, mais ils n’abaissent pas tous les croyans, ils les divisent. Les uns subissent l’influence du siècle et vivent presque détachés de l’église, les autres, confirmés dans le bien par le spectacle du mal, gardent au milieu de la corruption générale la pureté de leur zèle et le courage de leur foi. Il se peut que les premiers