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dénoûmens, morts glorieuses, nobles et simples sacrifices, Sandeau évidemment a rêvé de tout cela, et ses romans en sont pleins. Son procédé familier, dans Mademoiselle de Kérouare, dans Valcreuse, dans Mademoiselle de La Seiglière, dans la Maison de Penarvan, dans le Colonel Evrard, c’est d’opposer la religion de l’honneur ou de l’orgueil aux impulsions de la nature. Mais presque toujours, quoi qu’en dise M. Léon Say, c’est du côté de l’honneur qu’il incline ses personnages, ou, quand il les fait enfin pencher du côté de la nature, comme dans la Maison de Penarvan, ce n’est jamais qu’après de longues indignations, de tumultueux remords, et de cruelles épreuves. Au fond, ses sympathies sont d’un aristocrate. Il aime à peindre cet orgueil de la race et du nom qui fait l’âme de ses héros, il leur sait gré de représenter quelque chose qui ne s’achète point, et il rend justice à M. Poirier, mais il en tient pour le marquis de Presles. Il aime encore à finir mal, c’est-à-dire dans la tragédie, et cette raison est une autre explication du choix de ses sujets. Si jadis, à l’heure où l’on est à peu près maître encore de la direction de ses destinées, la vie du soldat lui eût souri presque autant que celle de l’homme de lettres, je n’en serais pas étonné. Mais, en homme de goût, il s’en cacha soigneusement, parce qu’il y a toujours quelque ridicule, au coin de son feu, les pieds dans ses pantoufles, à célébrer les beautés de la guerre ; et il n’en garda que cette complaisance littéraire pour les morts nobles et sanglantes. Dans cette pacifique enveloppe, une ironie de la nature avait-elle donc logé une âme belliqueuse?

Non; et le Colonel Evrard, si l’on le rapproche de Marianna, nous donnera le mot de l’énigme. C’est que Sandeau, comme Evrard, ne s’est jamais complètement remis d’une première blessure, et encore moins du trouble qu’une première passion avait jeté dans sa vie. Relisez Marianna, pardonnez-en le style, pour quelques heures, au goût de 1839, aux modèles de l’époque, à l’inexpérience de l’écrivain; je l’ai dit et je le répète, on n’a jamais maudit plus sincèrement l’amour, et si l’expression y valait la pensée, ne parlons plus de Stendhal, mais disons que les Nuits mêmes ne seraient pas une plus belle imprécation de désespoir et de colère. Sandeau ne s’est pas tué, comme son héros; mais il est resté l’homme de son livre. Et, à dater de ce jour, désenchanté de son rêve, ayant d’ailleurs compris qu’il était la victime d’une loi vieille comme le monde, il a passé à travers la vie, s’y rattachant comme il pouvait, et ne se reprenant guère qu’aux devoirs dont il faut bien s’acquitter, puisque l’on continue de vivre. C’est une forme obscure de l’héroïsme, après tout, et c’est ce que j’ai appelé la philosophie de Sandeau. Oh ! une très petite philosophie, la philosophie de l’expérience, mais qui conduit insensiblement à mettre le plus grand prix de la vie dans la manière de la perdre. Elle ne fait pas de